mardi 4 mars 2008

Schizophrénie, chatouilles et prémonition

Suite de la discussion autour du post de Benjamin, sur l'impossibilité de se chatouiller soi-même. Cette curieuse insensibilité ne s'explique pas par l'absence d'un alter-ego social, puisqu'un robot peut être tout aussi chatouilleur qu'un individu espiègle.

Pour comprendre cette bizarrerie naturelle, il faut admettre que notre cerveau anticipe les conséquences y compris sensorielles de nos propres mouvements. Juste avant que nos doigts n'entrent en contact avec la partie sensible de notre épiderme, tout se passe comme si le cerveau simulait intérieurement ce contact et les sensations qu'il produira dans notre corps. Au moment du contact, nos cellules sensorielles sont du coup déjà "averties" du contact et désensibilisées dans une large mesure. Bref les guilis sont sans effet.

Au moyen d'une expérimentation simple, où le patient se chatouille lui-même la main par l'intermédiaire d'un dispositif mécanique, on montre que plus le cerveau prévoit correctement le lieu et le moment exact de la chatouille, moins il y est sensible. A l'inverse, si son anticipation est mise en échec, la chatouille est irrésistible.

Autrement dit, l'intensité de la chatouille viendrait de l'écart entre l'effet sensoriel réel et prédit. Ce qui est valable pour la chatouille l'est aussi pour la douleur: c'est sans doute la raison pour laquelle il est moins pénible de s'arracher un sparadrap soi-même plutôt que par quelqu'un d'autre.

Notre capacité à annuler les sensations prévisibles explique aussi que l'on s'habitue très vite à toutes les sensations:
- un goût permanent s'étiole: celui du clou de girofle après une opération dentaire par exemple,
- une odeur, un parfum ne se sent pas longtemps avec intensité, au point que même consciemment on ne peut sentir sa propre odeur,
- un bruit régulier comme le tic-tac du réveil ou la pluie qui tombe ne s'entend plus, sauf à se concentrer pour l'écouter.

Cette capacité à inhiber les sensations prévisibles permet à notre cerveau de se concentrer sur les sensations non prévisibles afin d'y adapter ses réactions. Autrement dit nous ne sentons pas les sensations prévisibles et les traitons en mode "automatique" (l'odeur habituel de mon appartement) afin d'être plus réactif à l'inattendu (une odeur de gaz). Ce qui est vrai des sensations l'est bien sûr des mouvements: c'est ainsi que l'on calibre exactement la force nécessaire pour soulever une bouteille en anticipant son poids.

Certains chercheurs vont plus loin et voient dans cet accord parfait entre prédiction et sensation une possible définition de la conscience de soi. Autrement dit, ce n'est pas parce que c'est moi qui fais un mouvement que je le prédis correctement (et que mes chatouilles ne me font rien), mais à l'inverse c'est parce que ce mouvement est très correctement prédit que je l'attribue comme mien. Et l'on observe que les malades atteints de schizophrénie éprouvent précisément des difficultés à distinguer leurs propres mouvements et des mouvements extérieurs. Bref, si vous vous chatouillez tout seul un petit passage par le psy vous est chaleureusement recommandé.

Le processus cérébral à l'œuvre dans le déclenchement d'une action volontaire est encore plus surprenant. En 1983, le chercheur américain Benjamin Libet a montré avec une expérience simple que lorsqu'un individu décide de faire une action -bouger un doigt par exemple, sa décision consciente intervient quelques centaines de millisecondes après l'activation des zones du cerveau dédiées au mouvement. Autrement dit, contrairement au sens commun, la prise de décision interviendrait après que l'action soit engagée dans le cerveau: de là à renvoyer le libre-arbitre individuel au rayon des chimères cérébrales et à consacrer la toute puissance du cerveau, il n'y avait qu'un pas à franchir et l'article a suscité une belle polémique.

Hmmm, je vous vois sceptique: comment la conscience d'une sensation - un bruit par exemple- pourrait-elle précéder la perception physiologie elle-même, puisqu'elle en est la conséquence? Il y a bien une situation qui me semble l'illustrer parfaitement, mais n'étant pas neurologue je sollicite votre indulgence s'il s'avère que j'avance une ânerie. N'avez vous jamais été réveillé la nuit par un bruit soudain, un objet qui tombe par exemple, une fraction de seconde avant de l'entendre? Ou bien, si vous ne vous réveillez pas, n'avez-vous pas eu ensuite le souvenir très précis que le scénario du rêve intégrait parfaitement ce bruit, alors qu'il était tout à fait inattendu. Comme si votre rêve avait anticipé cet événement et s'y était adapté pour lui donner chronologiquement une place logique (par exemple, que vous attendiez justement une voiture avant qu'elle n'arrive vers vous et vous klaxonne)? Je suppose -avec prudence- qu'en réalité le cerveau prend conscience du bruit une fraction de seconde avant de le transformer en sensation auditive et utilise ce petit laps de temps pour modifier l'histoire du rêve afin que le bruit puisse s'y insérer logiquement.

Bon, c'est un peu "back to the future" comme interprétation, mais après tout peut-être explique-t-on ainsi certaines prémonitions ou sentiments de déjà-vu. Et qu'au cinéma le héros se réveille toujours une fraction de seconde avant que le gangster ne lui balance son coup de couteau? Vous voilà rassurés sur le sort de votre héros: vous pouvez reprendre vos exercices d'auto-chatouilles...


Références:
Daniel M. Wolpert and J. Randall Flanagan: Motor prediction, Current Biology, Vol 11, R729-R732, 18 September 2001

Sarah-J. Blakemore: Spatio-Temporal Prediction Modulates the Perception of Self-Produced Stimuli, September 1999, Vol. 11, No. 5, Pages 551-559

Frith C., Blakemore S., Wolpert D. (2000), Explaining the symptoms of schizophrenia: abnormalities in the awareness of action, Brain research review, 31, 357-363

Benjamin Livet, Curtis A. Gleason, Elwood W. Wright, Dennis K Pearl: Time of conscious intention to act in relation ton onset of cerebral activity (readiness-potential) The unconscious initiation of a freely voluntary act,
Brain, Vol. 106, No. 3, 623-642, 1983