mercredi 12 novembre 2008

Le temps, source de désordre?

Le désordre est tellement dans "l'ordre des choses", si j'ose dire, que les physiciens en ont fait un principe. Mes pré-ados seraient trop heureux s'ils connaissaient cet alibi en béton pour excuser le bazar inéluctable de leurs chambres, simple illustration de "l'augmentation de l'entropie de tout système naturel livré à lui-même". A titre préventif, j'aimerais écarter cet argument fallacieux...

Réversibilité microscopique, irréversibilité macroscopique...

A priori l'irréversibilité du temps semble un peu sortie du chapeau puisqu'on ne la retrouve dans aucune loi fondamentale des mouvements simples: prenez des planètes qui tournent autour des étoiles, des pendules qui oscillent sans frottement autour d'un axe, ou même des mobiles qui rebondissent l'un sur l'autre en repartant comme si de rien n'était. Le film de ces mouvements ne présenterait aucune bizarrerie s'il était passé à l'envers. Du moins jusqu'à ce que ces mouvements s'arrêtent sous l'effet des frottements: dès qu'il y a de la chaleur, il y a de l'irréversibilité. Tout comme il est plus facile de freiner à vélo que de pédaler, il est plus simple de produire de la chaleur à partir du mouvement que l'inverse. Mais avec ou sans chaleur, l'irréversibilité se niche partout: un sucre plongé dans le café se dissout irrémédiablement, un ballon percé se dégonfle tout seul, etc. C'est ce que postule le second principe de thermodynamique, intuité par Sadi-Carnot en 1824 et généralisé par Clausius en 1850: tout système livré à lui-même tend vers son état le plus "désordonné", désordre que l'on associe à son "entropie".

Simple question de probabilité

Boltzmann a expliqué cette irréversibilité comme une simple conséquence statistique. Prenez deux compartiments fermés, l'un vide et l'autre plein de gaz, séparés par une cloison hermétique. Si l'on perce un trou dans la cloison, le gaz va immanquablement diffuser d'un compartiment à l'autre jusqu'à ce qu'il y en ait autant des deux côtés. Comment expliquer que les mouvements réversibles des particules créent cette soudaine irréversibilité? Simple question de probabilité!Au bout d'un certain temps, à force d'aller dans tous les sens et de rebondir partout, chaque molécule a autant de chance de de se retrouver dans un compartiment que dans un autre. Du coup, l'état le plus probable du système c'est qu'il y ait autant de gaz dans les deux compartiments et c'est bien ce qu'on observe. La magie de la statistique des très grands nombres a fait émerger l'irréversibilité à partir de micro-phénomènes tous réversibles...

A l'époque où triomphaient les lois de la mécanique classique et de l'électromagnétisme, qui avaient toutes le bon goût de décrire des phénomènes parfaitement réversibles, cette théorie du bordel naturel a été un peu dure à avaler par les scientifiques de l'époque. Zermelo par exemple remarqua que statistiquement on retrouverait forcément un jour ou l'autre toutes les molécules de nouveau dans le compartiment de départ et qu'il n'y avait donc là pas d'irréversibilité de principe. Boltzmann admit qu'un tel retour en arrière était en effet tout à fait possible en théorie, mais qu'il était tellement peu probable qu'il faudrait attendre des milliards d'années avant qu'il ne risque de se produire.

Maxwell et son diable de filtre
Maxwell, le pape de l'électromagnétisme, avait également du mal à admettre cette irréversibilité naturelle. Il imagina une expérience de pensée qui mettrait en défaut le second principe, d'augmentation de l'entropie.
Dans l'expérience de Boltzmann il imagine que l'on trouve un tout-petit être (le fameux démon!) "Il suffit alors d’imaginer que ce démon est capable de discerner par la vue les molécules individuelles et charger de manœuvrer une porte glissant sans friction dans un mur séparant deux compartiments d’un récipient rempli de gaz. Quand une molécule rapide arrive de gauche à droite, le démon ouvre la porte; quand approche une molécule lente, il la ferme; et inversement. Les particules rapides s’accumuleront alors dans le compartiment de droite qui s’échauffera; les lentes dans celui de gauche qui se refroidira. Le démon aura ainsi sans dépensé de travail, converti l’énergie non utilisable en énergie utilisable. Il aura tourné la seconde loi de la thermodynamique (...) Moralité: Le second principe de la thermodynamique a le même degré de vérité que l'affirmation selon laquelle si l'on jette un verre d'eau dans la mer, on ne peut pas en retirer le même verre d'eau".

Il y a plusieurs manières de résoudre le paradoxe du démon de Maxwell. La plus simple: pour connaître la vitesse de chaque particule, le démon doit les voir, donc interagir avec elles d'une manière ou d'une autre (avec une micro-lampe ou quelque chose comme ça). Son petit faisceau de photons, va rebondir sur les molécules et les photons vont se disperser partout, dans un désordre croissant. Autrement dit l'entropie du gaz va bien diminuer, mais en contrepartie celle des photons va augmenter et l'entropie du système global va rester stable. De manière plus générale on peut montrer que l'entropie est inversement proportionnelle à la quantité d'informations que l'observateur a du système. Un observateur normal et pas démoniaque a moins d'information sur le système gazeux concentré dans un compartiment que dans les deux, parce qu'il y a tout simplement moins d'états statistiquement possibles pour chaque molécule. Mais pour un démon qui connaitrait la position et la vitesse de chaque particule dans deux gaz, les deux situations sont absolument équivalentes en termes d'informations disponibles! Du coup, lui faire trier les molécules revient pour lui à échanger sa connaissance microscopique du système contre une diminution équivalente d'entropie gazeuse. Information contre tri: l'entropie du système complet (incluant l'information connue du petit démon) ne varie pas et le deuxième principe est respecté.

Il suffit d'inverser les vitesses!
La troisième (et dernière à ma connaissance) attaque contre la démonstration de Boltzmann est plus vacharde (je l'ai lue chez Tom ): partons de l'état final où les molécules sont réparties dans les deux compartiments. Arrêt sur image. Inversons les vitesses de chaque particule (ou si l'on préfère, remontons le temps) et laissons agir: on retrouve progressivement le système initial avec toutes les molécules dans le même compartiment! Autrement dit, en inversant les vitesses le désordre diminue avec le temps, ce qui viole le second principe de thermodynamique.

A cet argument, Boltzmann a juste répondu "allez-y, inversez-les!" Pas commode Ludwig... Que voulait-il dire au juste? Prenez un jeu de billard. Un bon joueur peut faire faire à une boule le mouvement inverse de celui qu'elle vient de parcourir. Avec deux boules, on peut à la rigueur y parvenir avec une coordination extraordinaire entre les deux joueurs. Par contre, si la boule a touché deux autres boules, refaire le mouvement des trois boules en sens inverse est en pratique impossible à réaliser: le moindre décalage de vitesse, d'orientation ou de synchronisation d'une des boules est amplifié par le choc et la trajectoire obtenue diverge immédiatement de celle qu'on cherche à obtenir (c'est la fameuse théorie du chaos qui prédit que toute variation infinitésimale de l'état initial conduit à un état final complètement différent). Pour non pas trois mais des millions de milliards de molécules, imaginez la difficulté qu'il y aurait à régler la position et la vitesse initiale de chacune avec une infinie précision! Faire décroitre l'entropie de notre boîte plein de gaz pose simplement le problème de la préparation de l'état initial du système, quasiment irréalisable dans la plupart des cas car il suppose une précision impeccable pour cette préparation.

Il peut le faire!

Il y a un exemple amusant où l'on peut contourner cette difficulté et faire effectivement diminuer l'entropie du système grâce à l'ingéniosité de l'expérimentateur: c'est le phénomène d'échos de spins, découvert en 1950 et très utilisé en résonance magnétique nucléaire. Dans cette expérience, très bien relatée par Roger Balian, on ne manipule pas du gaz mais le "spin" de certains atomes (qu'on peut comparer à une micro-aimantation). On commence par les aligner sur une "ligne de départ" en leur appliquant un champ magnétique très fort: l'entropie est alors minimum. A l'instant t0 on les laisse tourner comme des coureurs autour d'un stade. Au bout de quelques millisecondes, nos athlètes-spins ont fait beaucoup de tours et sont dispersés aux quatre coins du stade, les champions devant, les lambins derrière. L'entropie est alors maximale. Mais nos spins ne sont pas des athlètes comme les autres: si à l'instant t0+ΔT on applique pendant un bref instant un champ magnétique parallèle à la ligne de départ, on arrive à faire basculer sous leurs pieds tout le stade d'un demi-tour autour de cette ligne sans que nos super champions s'arrêtent de tourner autour, toujours dans le même sens et toujours à la même vitesse. Celui qui a pris deux tours et un quart d'avance se retrouve avec deux tours et un quart de retard. Du coup, si on laisse encore s'écouler un délai de ΔT, chaque spin se retrouve exactement dans la position de départ. L'entropie du système (y compris celle incluant le générateur de champs magnétique et l'expérimentateur) a diminué! Ce miracle thermodynamique de renversement du temps tient au fait que l'on soit parvenu dans cette expérience particulière, à retrouver la condition initiale adéquate pour ce retour à l'ordre, ce qui est d'ordinaire absolument impossible en pratique.

Roger Balian fait une analyse très claire de cette expérience:
"La flêche thermodynamique du temps a été mise en défaut dans cette expérience parce que [...] l'observateur a réussi à préserver de l'information sur des variables microscopiques habituellement inaccessibles(...) Pour effectuer un bilan adéquat il convient de retrancher de l'entropie thermodynamique Sthermo l'information I sur ces autres variables ordinairement écartées. La nouvelle entropie Sthermo - I mesure le manque d'information total dans les conditions de l'expérience, et c'est elle qui ne décroît pas, même lorsque Sthermo décroît. La même idée est utilisée pour élucider le paradoxe du démon de Maxwell: l'exploitation d'une information peut permettre de faire décroître l'entropie d'une quantité au plus égale à cette information".

Entropie ne rime pas forcément avec désordre

Sur ces petits exemples, on se rend bien compte que l'entropie n'est pas tout à fait synonyme de désordre, dès que l'on parle d'autre chose que de chaleur, de diffusion, de pression etc. Le monde qui nous entoure regorge de structures étranges qui sont autant de contre-exemples à notre intuition de ce que signifie le désordre: un cristal d'eau ou un diamant par exemple sont le fruits de réactions naturelles où l'entropie a bel et bien augmenté.

Même l'expansion des particules dans le maximum de volume disponible peut se voir contrariée par des phénomènes tout à fait naturels: en 1999, le physicien John Eggers a montré comment jouer au démon de Maxwell lorsqu'on remplace le gaz par du sable et qu'on secoue (doucement!) les deux compartiments. Le sable tend à se rassembler d'un seul côté tandis que l'autre compartiment se refroidit! Pas de magie là dedans, rassurez-vous, ni de diminution d'entropie: ce drôle de phénomène tient simplement à la capacité des grains de sable à absorber ou dissiper de la chaleur en fonction de leur concentration spatiale...

(A) Sand contained equally in two compartments within a vessel is shaken vigorously. The granular gas can travel through a small hole from one side to the other, but generally the populations remain equal. At a lesser rate of shaking (B) sand on one side will begin to congregate more readily than on the other side, eventually leading to warmer sand on the one side and cooler, sand on the other side. Does the hole represent a sort of "Maxwell's Demon," which sorts hot from cold in violation of the second law of thermodynamics? Not really. Individual sand grains can absorb or dissipate heat energy, unlike the idealized gas molecules imagined by James Clerk Maxwell in his original thought experiment of 1871.

Reported by: Jens Eggers in Physical Review Letters, 20 December 1999

Ces drôles de phénomènes où le désordre semble décroitre fonctionnent aussi avec du gaz: si l'on met un mélange d'hydrogène et d'azote dans les deux compartiments, que l'on chauffe l'un et que l'on refroidit l'autre, l'hydrogène va se concentrer dans le compartiment chaud et l'azote dans le plus froid...

Un dernier exemple pour la route, celui des oscillateurs chimiques: en faisant de savants petits mélanges, on peut créer une solution dont la couleur change très régulièrement, véritable petite pendule chimique, avec en prime de très jolies motifs à la surface du liquide. Où est le désordre là-dedans?


De telles structures qui émergent toute seules de systèmes naturels placés très loin de leur état d'équilibre constitue un modèle très séduisant pour expliquer certains mécanismes biologique ou l'apparition des motifs sur la peau des animaux par exemple (les rayures ou les tâches sur les fourrures par exemple).

Où est l'illusion?

Le XXe siècle semble finalement avoir chamboulé notre perception de l'irréversibilité du temps. D'abord en faisant tomber, avec la mécanique quantique et le fameux principe d'incertitude de Heisenberg, le postulat de la réversibilité des phénomènes microscopiques: en mécanique quantique, on ne peut plus parler de trajectoire réelle des particules, mais de trajectoire plus ou moins probable. Le pauvre chat de Madame Shrodinger a fait la douloureuse expérience que seule la mesure "détermine" l'état précis d'une particule, introduisant ainsi une vraie irréversibilité microscopique...
Au plan macroscopique Poincaré (décidément il est partout cet homme là) a dans son théorème des trois corps, montré l'impossibilité la difficulté [merci à Goulu d'avoir rectifié] d'obtenir une solution exacte à l'équation du mouvement de trois corps interagissant entre eux -trois planètes par exemple. Toute variation infinitésimale dans l'état initial des corps entraine une modification radicale de leurs trajectoires: c'est le postulat de base de la théorie du chaos...

Pour Prigogine (prix nobel de Chimie en 1977) ce résultat est fondamental: "nous sommes forcés d'abandonner le point de vue déterministe et prendre un point de vue statistique car nous devons considérer les ensembles de trajectoires et nous ne pouvons plus que calculer les probabilités de trouver le système dans un état ou un autre."
Du coup, l'irréversibilité du temps n'est pas une illusion concédée statistiquement à un univers microscopique qui serait réversible. C'est au contraire une réalité "inhérente à la nature" malgré l'illusion qu'il n'en est rien au plan microscopique.

Conclusion: la théorie confirme qu'une chambre devient très vite bordélique si on ne la range pas, mais malgré toute la beauté des réactions chimiques (dans cette très belle galerie-photos par exemple) il ne faut pas s'attendre à y voir émerger spontanément un nouvel ordre harmonieux si l'on n'y participe pas activement...

Références
Le temps macroscopique (R Balian, 1995)
Le paradoxe du temps (Prigogyne, 1991)