mardi 23 juin 2009

Par les temps qui courent

Notre perception du temps qui passe est très zarbie. Si vous sondez un candidat du bac à la sortie d'une épreuve, il vous dira que les quatre heures sont passées comme un éclair. Mais si vous lui demandez de se souvenir de son petit-déjeuner du matin même, ce souvenir lui semblera étrangement lointain. Idem, même quand vous passez des vacances très actives, dans un lieu que vous découvrez pour la première fois, chaque journée filera très vite et pourtant vous avez l'impression qu'il s'est écoulé une éternité depuis votre dernier jour avant ces vacances.

Inversement, si quelqu'un a des journées monotones, angoissées ou pas très intéressantes, chacune lui paraitra interminable sur le moment mais rétrospectivement, il aura l'impression que les semaines filent à grande vitesse. Comme si notre sensation du temps instantanée était toujours à l'inverse de la perception rétrospective. Bizarre non?

La plupart des scientifiques font l'hypothèse d'une horloge interne pour les durées entre une seconde et quelques heures, réglée sur nos rythmes propres -respiration, battements cardiaques ou fréquence des décharges de nos neurones. Pour évaluer une durée, on compterait inconsciemment le nombre de tic-tic produits pendant ce laps de temps. Comme cette horloge interne se laisse facilement dérégler, un petit coup de stress et hop! le temps semble passer soudain très lentement. C'est ce qui se passe quand on éprouve une émotion très forte -lors d'un accident par exemple. La fraction de seconde qu'a duré le choc paraît avoir duré une éternité.

Cette interprétation a au moins le mérite d'expliquer l'impression d'allongement du temps rétrospectivement, mais pas la sensation du temps qui file quand on est concentré sur une activité. Comme nos chercheurs ont eux-mêmes du temps à perdre, ils ont vérifié expérimentalement: on a demandé à des volontaires d'effectuer une tâche nécessitant beaucoup d'attention et d'estimer le temps passé à cette tâche. Comme on peut s'y attendre plus la tâche était absorbante, plus nos volontaires ont sous-évalué le temps qu'ils y ont consacré. Le mystère reste donc entier et les explications que j'ai lues (par exemple l'hypothèse qu'on "oublierait" de compter les tic-tac de l'horloge interne quand on est trop concentré sur quelque chose) ne m'ont pas convaincu. Nous entrons donc ici dans une zone de pure spéculation Xochipillesque. Vous voilà prévenus! Je compte sur vos commentaires éclairés pour faire émulsionner le jus de crâne qui va suivre.

Est-il nécessaire de faire intervenir une horloge interne dont les effets sont parfois contradictoires avec l'expérience? Mon hypothèse est qu'on peut en faire l'économie, en supposant par exemple que la perception de durée est proportionnelle à la diversité des sollicitations extérieures ou des états émotionnels pendant ce laps de temps.

Un exemple: promenons-nous en terrain inconnu. A l'aller on ne connaît pas le chemin, nos sens sont en alerte, attentifs à chaque nouveauté, occupés soit à admirer le paysage soit à ne pas se perdre. Le temps semble très long, à la mesure de la diversité des sollicitations sensorielles. Au retour, le chemin est connu, plus de risque de se perdre. Notre attention se relâche, nos sens sont en paix: la durée perçue semble plus courte. Essayez, vous verrez c'est systématique, à une nuance près: si au retour, vous craignez de ne pas être sur le bon chemin -parce que vous n'êtes pas sûr de le reconnaître, vos sens restent en alerte et le chemin du retour vous paraît beaucoup plus long! De la même manière à mesure que l'on vieillit, les événements de la vie -anniversaires, Noël, vacances, etc. nous surprennent de moins en moins et les années semblent passer de plus en plus vite.

Cette théorie pourrait aussi résoudre le paradoxe des deux perceptions contradictoires du temps qui passe, quand on est absorbé dans une activité. Concentré sur notre tâche, on n'entend rien, on ne voit rien. En toute logique:
- sur le moment notre attention s'est focalisée sur une seule tâche. La "diversité des sollicitations" est alors minimale: le temps passe très vite.
- Une fois l'activité terminée, le souvenir de ce qui l'a précédée rappelle l'immense changement mental par lequel on est passé. Changement automatiquement associé à un laps de temps plus long. Ca marche!

Que se passe-t-il quand on s'ennuie? On est alors "distrait" et notre attention faiblement mais constamment sollicitée par n'importe quoi, même si on n'y accorde aucune importance. Le temps passe (trop) lentement à cause de cette absence de focalisation mentale. Mais rétrospectivement ces sollicitations insignifiantes sont gommées de la mémoire, et le lendemain on a l'impression que cette journée a filé désespérément vite. A moins évidemment qu'on ne garde clairement en mémoire le souvenir que l'attente était interminable, mais là ça devient compliqué!

Allez, puisqu'on en est aux théories à deux balles, je soupçonne les personnes hyperactives de chercher simplement à échapper au temps qui passe. Avec le double effet kiss cool d'ailleurs: d'une part leur hyperactivité les empêche sur l'instant de voir le temps passer. Ensuite, la diversité de leurs activités leur donne rétrospectivement la sensation d'un temps qui s'écoule très lentement... La distraction permanente agit en quelque sorte comme un refuge contre la perspective de la mort. Est-ce un hasard si notre société -où la mort est l'un des derniers tabous- encourage comme jamais cet boulimie de distraction?


Sources et articles sur le sujet:
The Psychology of Time, in Journal of Young Investigator June 2009
Time Perception sur le blog de Edward Willett 2004
Our consciousness of time, du blog Dichotomistic de John Mc Crone

Billets connexes (de loin!):
A quand la non-communication efficace? sur le syndrome de la réactivité instantanée en entreprise.

vendredi 19 juin 2009

Lune providentielle

Avec ses drôles de formes à sa surface, la face visible de la lune a intrigué le monde entier: les Chinois y ont vu un lapin, les Gaulois deux petits enfants portant un seau, les Néo Zélandais une jeune fille... En revanche il semblait naturel de voir toujours la même face car on a longtemps cru que toute la voute céleste tournait autour de la Terre. Mais aviez-vous déjà songé que la lune tourne sur elle-même exactement au même rythme qu'elle tourne autour de la Terre? Cette coïncidence n'en est pas pas vraiment une, comme on va le voir...

Pourquoi une face cachée sur la lune?

Pour planter le décor général, la lune en orbite autour de la Terre est soumise à deux forces:
- l'attraction de la Terre, six fois plus grosse qu'elle.
- une force centrifuge liée à sa rotation autour de la Terre, exactement comme lorsque vous prenez un virage serré en voiture.
La gravité terrestre attire la lune vers la Terre, la force centrifuge la repousse. Comme ces deux forces s'équilibrent à peu près au centre de gravité de la lune, sa distance à la Terre reste à peu près constante entre deux révolutions.

Jusqu'à présent on a raisonné globalement. Vous êtes dans la lune? Profitons-en pour voir ce qui s'y passe en surface:
- le côté le plus proche de la Terre subit plus fortement l'attraction de la Terre;
- du côté opposé, la force d'attraction est plus faible car on est plus loin de la Terre. C'est donc la force centrifuge qui l'emporte et "tire" ce côté-là loin de la Terre.
Si la lune était en pâte molle, elle aurait tendance à se déformer en une espèce de ballon de rugby, pointant en permanence vers la Terre.

En réalité la lune tourne sur elle-même. Si elle a un tant soit peu la forme d'un ballon de rugby, le système de forces qu'on vient de décrire tend à le maintenir aligné en permanence sur l'axe Terre-Lune.


Si la lune tourne plus vite, les forces ralentissent sa vitesse (et vis versa si elle tourne plus vite) jusqu'à ce ce que sa période de rotation autour de la Terre soit la même que celle de sa rotation sur elle-même; une fois notre ballon de rugby bien aligné dans l'axe Terre-Lune, le renflement s'accentue sous l'effet des forces, ce qui stabilise davantage la synchronisation des rotations.

Certes au début la lune n'avait sans doute pas la forme d'un ballon de rugby. Mais il aura suffi d'une petite déformation initiale pour que s'amorce et s'amplifie ce phénomène de synchronisation-déformation. Voilà pourquoi nous voyons toujours la même partie (renflée) de la lune et jamais sa face cachée. On observe la même chose sur la plupart des satellites des autres planètes du système solaire.

Les marées

C'est le même système de forces opposées qui est à l'origine de nos marées. Mais, objecterez-vous si vous avez bien les pieds sur Terre, notre planète tourne autour du soleil, pas autour de la lune!

En réalité, les deux planètes tournent ensemble autour du centre de gravité Terre-Lune, qui se situe à quelques milliers de kilomètres de la Terre (source de l'illustration ici). Et le raisonnement précédent s'applique de la même façon à la Terre soumise à l'attraction lunaire. Cette fois-ci le résultat se fait directement sentir sur le niveau des océans (surtout que les chocs contre les continents peuvent amplifier considérablement ces mouvements) qui forment des bourrelets des deux côtés de notre planète. Comme notre planète tourne sur elle-même en 24H, il y a donc bien deux marées hautes à 12H d'intervalle.






(source: Relais d'sciences)

Marée lunaire ou solaire?

Mais au fait, pourquoi serait-ce la lune qui crée les marées et pas le soleil? Voyons un peu les ordres de grandeur:
Masse du Soleil = 2 1030 kg soit 27 000 000 de fois la masse de la Lune (7 1022 kg)
Distance Soleil-Terre = 1,5 108 km soit 390 x distance lune-Terre (390 000 km)

La force de gravité est proportionnelle à la masse sur le carré de la distance, celle du soleil vaut 177 fois l'attraction de la lune (27 000 000/390²)! De quoi tomber de la lune, si j'ose dire: si le soleil nous attire plus que la lune, ne devrait-il pas contribuer beaucoup plus fortement au phénomène des marées?

En fait, ce qui qui crée les marées n'est pas cette force de gravité, mais la différence entre la force de gravité et la force centrifuge. Comme celle-ci a pour valeur constante la force de gravité au centre de la planète, la force de la marée est proportionnelle à la variation de la force de gravité en fonction de la distance (on appelle ça le gradient). Autrement dit, une force en M/D3 (avec D distance de la Terre à l'astre, si les calculs vous intéressent regardez ici par exemple)
. Et effectivement 27 000 000 / 3903 = 0,45. L'influence du soleil sur les marées est moitié moindre que celle de la Lune. Etonnant, non?

On lui doit la vie...

Ces interactions entre Terre et lune cachent bien d'autres secrets. La Terre tourne beaucoup plus vite sur elle-même que la lune (24H contre 28 jours). Ses bourrelets de mer haute sont donc toujours un petit peu en avance sur l'axe Terre-Lune et "tirent" la lune vers l'avant. La lune s'écarte donc doucement de la Terre de 4 cm par an, en accélérant. Au début de l'ère primaire la lune n'était qu'à 150 000 km de la Terre, contre plus du double aujourd'hui. A cette distance, elle provoquait des marées hautes de milliers de mètres, dévastant les continents et dissolvant au passage les minéraux nécessaires à l'apparition de la vie. Par chance, cela fait maintenant des lunes que notre satellite s'est suffisamment éloignée de nous pour ne plus nous infliger de tels raz-de-marées.

A l'inverse la lune est toujours en retard sur les bourrelets terrestres des marées hautes (source de l'illustration ici). Elle attire donc ceux-ci en permanence et finalement ralentit la rotation de la Terre, au même titre que les frictions des marées contre les continents. En quatre milliards d'années la durée de nos journées sur Terre a été divisée par quatre, grâce à la lune. Et heureusement, car une grande vitesse de rotation est synonyme de vents violents et de cataclysmes permanents! On lui doit donc une fière chandelle à la lune, d'autant que comme cadeau Bonux, sa présence stabilise aussi l'inclinaison de l'axe de rotation de la Terre par rapport à l'écliptique. Sans elle, cet axe -un peu lunatique serait-on tenté de dire- basculerait brusquement de temps à autre, provoquant de terribles bouleversements climatiques.
Moralité: même les vieilles lunes sont parfois providentielles.

Finalement notre vie de couple avec la Lune, c'est une sorte d'histoire d'amour à l'envers: ça a commencé de façon catastrophique et ça se termine par une lune de miel permanente.

Sources:

Robert in Space: un excellent site sur l'astronomie, .
Le site de l'université de Nice, très pédagogique.
Je vous recommande aussi ce petit film sur la lune et ce site sur la lune, très bien fait

mardi 9 juin 2009

Des ondes à remonter le temps

Remonter le cours du temps? Mathias Fink fait ça tous les jours à l'Ecole de Physique Chimie. Pas avec des particules (on a vu ici pourquoi), mais avec des ondes. Oui oui, des ondes... Et plus le milieu est compliqué plus c'est facile pour lui. Allez, je vous emmène visiter sa machine à remonter le temps un peu spéciale...

Une idée de la difficulté du problème
...
Prenez une table de billard. Lancez une boule dessus et laissez-la rebondir sur les parois. A tout moment, en inversant simplement sa vitesse vous pouvez lui faire faire le chemin inverse. Pas facile bien sûr, il faut être précis. Si la boule à heurté une autre boule au passage, il vous faut renverser les vitesses des deux boules simultanément, ça devient de l'art. S'il y en a trois, les faire revenir à leur position de départ tient du miracle, car la moindre imprécision dans leurs vitesses initiales change complètement leurs trajectoires: c'est ce qu'on appelle un système chaotique. Avec dix boules, même en simulant entièrement l'expérience par ordinateur ça ne marche pas: la précision requise pour faire refaire la trajectoire inverse de chaque boule dépasse celle des ordinateurs les plus puissants. Compliquons un peu: sur votre billard, remplacez les deux bords latéraux par des demi-cercles: vous venez d'inventer une machine infernale ("ergodique" disent les physiciens) qui fait rebondir chaque boule de manière absolument imprévisible. Voilà pourtant les conditions hautement acrobatiques dans lesquelles Mathias Fink travaille à l'inversion des mouvements! Mais bizzarement, ce qui serait totalement inenvisageable en mécanique (qui décrit les mouvements individuels des solides par exemple) s'avère plutôt simple en acoustique (qui décrit le mouvement collectif de molécules sous l'effet des variations de pression), car chaos et mouvements collectifs font bon ménage.

Des miroirs qui parlent verlan
Toute l'astuce consiste à utiliser un "transducteur": petit appareil minuscule génial, qui peut faire office à la fois de micro et de haut parleur. Voici comment on procède: au lieu de prendre un billard, on utilise une boîte pleine d'eau, au milieu de laquelle sont placés des milliers de petites tiges métalliques.
D'un côté, un transducteur-source émet un petit "clic", un son très court (1 msec). Cette belle onde -sphérique au départ- se propage dans l'eau et ricoche dans tous les sens contre les bords et sur les tiges métalliques. Le résultat de toutes ces interférences est un son épouvantablement brouillé qui dure 300 msec et qu'enregistrent fidèlement une centaine de petits transducteurs, placés à l'autre bout du bocal.


Le coup de génie qu'a eu Fink a été de faire réemettre à chaque transducteur le bruit qu'il avait capté, mais dans l'ordre chronologique inverse, en verlan en quelque sorte. Un peu comme un miroir qui réfléchirait les ondes reçues. Et ça marche! L'onde parcourt dans l'autre sens toutes les étapes antérieures de sa propagation et se refocalise sur le point source initial en une impulsion très brève. Comme dans un film qu'on repasse à l'envers.
On a refait l'expérience dans tous les milieux (eau, air, solide, corps humain) et tous les types d'ondes (optiques, sonores, ultra-sons...) avec le même succès pour autant que les ondes sont bien réfléchies sur toutes les parois.

Plus c'est compliqué, plus c'est simple de retourner le temps!

Je vois au moins trois sujets d'émerveillement dans ces expériences:
- Plus le milieu est bruité ou inhomogène, plus notre miroir est efficace dans son renversement! Non seulement les réverbérations chaotiques ne gênent pas ce retournement du temps, mais elles le facilitent: contrairement aux particules les ondes "aiment" le chaos.

- Pas besoin d'avoir des capteurs dans tout l'espace, un très petit nombre suffit: si l'on avait suivi jusqu'au bout l'analogie avec les boules de billard (dans l'espace!), il aurait fallu renverser leurs mouvements dans tout le volume d'eau, donc placer des capteurs partout dans l'espace, espacées d'un demi-centimètre chacun (une demi-longueur d'onde). Dans l'expérience du bocal, on en a utilisé une centaine, mais dans l'expérience suivante, avec un milieu parfaitement "ergodique" (c'est-à-dire générant des réverbérations chaotiques partout) un seul micro suffit! Cette fois-ci c'est une galette de silicium qui assure la propagation d'une onde vibratoire et les transducteurs sont des petits marteaux qui tapent dessus et enregistrent les vibrations de la plaque:



- Les ondes ne sont pas "chatouilleuses" aux erreurs expérimentales. La méthode est tellement robuste et tolérante aux approximations, qu'il est inutile de réemettre la totalité du signal reçu par les capteurs: dans l'expérience ci-dessus, n'importe quel échantillon de 2 ms pris au hasard dans le signal enregistré donne d'excellents résultats, par le simple jeu des interférences. De même, diviser par 10 la précision du codage du signal réemis ne dégrade pratiquement pas la qualité de la restitution.

Comment faire entendre des voix à Jeanne d'Arc?

Simple curiosité physique? Vous plaisantez! Le retournement temporel est l'un des phénomènes les plus féconds en applications innovantes dans tous les domaines, à commencer par les télécommunications en milieu bruité.

En milieu marin la communication est un casse-tête à cause des réverbération des signaux sur le fond et la surface (ce sont ces réverbérations qu'on entend en fait dans le chant des baleines et qui leur donne leur longueur et leur langueur). Un chaos idéal pour notre retournement temporel! Il suffit pour que deux bateaux communiquent ensemble qu'ils procèdent comme ça:
1) Le bateau 1 émet un petit "clic", qui arrive sous forme d'un long gloubi-boulga au navire 2.
2) Le bateau 2 enregistre ce signal grâce à une série de transducteurs (évidemment c'est plus des trucs riquiquis si vous regardez la photo), le renverse temporellement mais au lieu de le renvoyer tel quel, il le combine (il le "convolue" si on veut être précis) avec le message à envoyer "coucou bateau 1!", le tout en un pouillème de seconde.
3) Grâce à la magie des ondes, le signal émis fait le chemin en sens inverse et se focalise pile poil sur le bateau 1. Il n'y aura qu'à cet endroit précis qu'on recevra le message "coucou bateau1!".
4) Partout ailleurs le message du bateau 2 sera incompréhensible!
L'opération de retournement temporel est si rapide à réaliser, qu'elle fonctionne même quand les bateaux se déplacent.

Si l'on revient sur la terre ferme, il y a intérêt à utiliser la même méthode dès que de nombreux obstacles gêntnt la propagation des ondes radio, en milieu urbain ou à l'intérieur des bâtiments par exemple. Plutôt que de diffuser le même message tous azimuths, les antennes peuvent adapter le signal qu'elles émettent pour "viser" chaque cible compte tenu de sa position, exactement comme le font les navires. On améliore ainsi le débit, la portée et la qualité du signal. On peut aussi profiter du gain pour diminuer la puissance d'émission qui fait tellement débat actuellement. Et on peut même crypter le message puisque le signal ne sera "audible" qu'à l'endroit précis du destinataire.

Mathias Fink a même imaginé "l'effet Jeanne D'Arc": dans un lieu clos très réverbérant, une église par exemple, un haut-parleur utilisant cette technique pourrait tout à fait transmettre simulanément un message différent pour chaque personne dans la salle, sans qu'aucune puisse entendre le message du voisin!

Aux petits soins...

Les ultra-sons sont très pratiques pour détruire les calculs rénaux sans avoir besoin de chirurgie, mais l'opération dure longtemps et il est difficile de les maintenir focalisés sur la cible. De fait 70% des tirs loupent leur but et endommagent des tissus sains. En utilisant les techniques de retournement temporel appliquées à l'écho renvoyé par le calcul, les ultrasons auto-focalisent extrêmement rapidement sur la cible. Suffisamment vite (1000 retournement par seconde) pour taper pile sur le calcul, en dépit des inévitables mouvements du patient. Dans la même veine, le retournement médical permet tout un tas d'innovation en imagerie médicale.

Dans le genre actualité brûlante, on sait que certaines pièces en titane des moteurs d'avion sont extrêmement sollicités durant le vol et peuvent provoquer de tragiques accidents en cas de défaut. L'inspection de "l'empreinte sonore" de la pièce (= l'écho qu'elle réfléchit quand on lui envoie une vibration) par retournement temporel est une technique huit fois plus précise que les méthodes traditionnelles, car le moindre défaut (0.4 microns) modifie radicalement cette empreinte sonore, par rapport à celle d'une carosserie sans défaut.

Un peu de magie!
En utilisant le principe expliqué dans la diapo sur la galette de silicium, on peut "tactiliser" n'importe quelle surface d'objet sur lequel on a placé un capteur dans un coin.
- Avec ce capteur on commence par mémoriser pour chaque point de la surface les profils d'ondes que provoque un contact sur ce point.
- Ensuite, quand quelqu'un touche la surface, on compare l'onde reçue avec ces profils pré-enregistrés: c'est très facile à faire, il suffit de simuler le retournement de ces ondes pour en obtenir une image "propre".
- Grâce à cette comparaison, on peut déterminer rapidement et avec précision l'endroit touché sur la surface.
Voilà qui permet de créer un clavier virtuel, une vitrine interactive ou même le tableau magique de Tom Cruise dans Minority Report...


- Avec le même dispositif, on peut même écouter à travers les murs! Les ondes sonores se transmettent sur les murs sous forme de minuscules vibrations; il suffit donc d'enregistrer ces vibrations avec des capteurs, de les retourner temporellement puis de simuler leur réemission pour reconstituer le signal initial et écouter ce qui se passe de l'autre côté du mur. Idem, si on veut jouer à la maison hantée: en émettant simplement des vibrations correctement choisies sur un mur, on peut diffuser un son dans une pièce sans haut-parleur!

Les rêves de M Fink

Avec toutes ces innovations à son actif, Mathias Fink rêve forcément à des trucs intéressants.

La fusion thermonucléaire par exemple, rien que ça. Bombarder une bulle d'air en suspension dans un liquide avec des ondes acoustiques provoque un phénomène de sono-luminescence dans la bulle, sous l'effet de l'onde de choc qui l'écrase l'espace d'un instant. On peut augmenter la puissance de l'onde de choc, mais avec les techniques classiques la bulle se disloque à partir de 1.4 atmosphères du fait de l'irrégularité de l'onde à son contact. En utilisant la baguette magique du retournement temporel, on arrive à focaliser très précisément les ondes acoustiques et à monter jusqu'à 10 atmosphères sans que la bulle ne se dissolve. Bon, on est encore loin des 1000 atmosphères nécessaires pour déclencher une fusion nucléaire, mais qui sait?

L'autre idée de M Fink concerne le fonctionnement du cerveau. Depuis qu'il a appris que des rats auxquels on a appris dans la journée à se diriger dans un labyrinthe, refaisaient mentalement le chemin inverse dans leur sommeil, il se dit que la Nature n'a pas pu laisser passer un aussi beau phénomène sans l'avoir utilisé d'une manière ou d'une autre. D'autant que les nerfs se comportent un peu comme des transducteurs, se déformant au passage d'un signal électrique, et émettant un signal lorsqu'ils subissent une pression mécanique. On attend avec impatience le jour où l'on découvrira que le cerveau est une immense machine à retourner temporellement certains signaux...

Quand il s'emballe, Fink imagine même des applications étranges. Comme celle qui consisterait par exemple à retourner temporellement une fonction d'onde quantique. Après tout, si la méthode marche avec n'importe quel type d'onde, pourquoi pas? On n'en est plus à une surprise près avec ces ondes.

Sources:
La vidéo de la leçon inaugurale de Mathias Fink au Collège de France, en février 2009
Les illustrations sont tirées ou adaptées de son cours à l'ESPCI (ici, en format ppt)
Sa conférence "Acoustique et renversement du temps" à l'université de tous les savoirs, en 2000
L'article de l'observatoire de la Cité des Sciences sur certaines applications des miroirs à retournement temporelL

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mardi 2 juin 2009

Eloge du pifomètre

Le commissaire Adamsberg est un drôle de bonhomme, personnage central des romans policiers de Fred Vargas. Toujours à moitié perdu dans une demi-rêverie, attendant que ses intuitions remontent à la surface de sa conscience, "intuitions qui aux yeux de Danglard [son adjoint] s'apparentaient à une race primitive de mollusques apodes, sans pieds ni pattes ni haut ni bas, corps translucides flottant sous la surface des eaux, et qui exaspéraient voire dégoûtaient l'esprit précis et rigoureux du capitaine. Contraint d'aller vérifier car ces intuitions apodes se révélaient trop souvent exactes, par la grâce d'on ne sait quelle prescience qui défiait les logiques les plus raffinées."(1)

Plus c'est compliqué, moins il faut réfléchir!
Cette "prescience" qui pourrait passer pour une figure de style amusante pourrait receler quelque chose de très profondément vrai. Ap Dijksterhuis (on va l'appeler Ap, hein) de l'université de Nijmegen est convaincu que la meilleure manière de résoudre un problème complexe est de penser... à autre chose. Son expérience favorite consiste à présenter les caractéristiques de plusieurs appartements (par exemple) à des étudiants volontaires puis à leur demander de choisir leur préféré, selon trois modalités:
- Un premier groupe doit répondre immédiatement, sans prendre le temps de réfléchir;
- Un second groupe a trois minutes pour réfléchir avant de répondre;
- Un troisième groupe doit d'abord faire des petits exercices intellectuels n'ayant rien à voir avec le schmilblik pendant trois minutes, avant de répondre au problème posé.
De manière très surprenante (... enfin, vu l'introduction j'imagine que vous ne serez quand même pas trop surpris), c'est le troisième groupe qui a le mieux répondu (59% de bon choix), mieux que ceux qui ont répondu après réflexion (47%) ou que ceux qui ont répondu immédiatement (36%).
D'autres expériences du même type ont confirmé et généralisé ce résultat: être distrait avant de répondre permet - semble-t-il(2) - de prendre de meilleures décisions et de mieux structurer ses souvenirs.

Bon, mais tout ça ne montre-t-il pas tout simplement qu'il faut prendre du recul avant de décider? Et que pour avoir un "œil neuf" sur un problème, il suffit d'interrompre un moment sa pensée consciente -par exemple pour ne pas partir d'emblée sur de mauvaises pistes ou sur une perception biaisée. Pour en avoir le cœur net, Ap a renouvelé l'expérience avec un quatrième protocole: cette fois-ci, après avoir présenté les différents appartements aux étudiants, on les distrayait directement pendant quelques minutes sans leur avoir dit qu'ils devraient ensuite choisir l'un de ces appartements. Dans ces conditions de "distraction pure", les choix se sont avérés bien moins bons que ceux des étudiants prévenus d'avance qu'ils auraient à choisir un appartement. Ce qui se passe dans notre tête pendant la période de distraction n'est donc pas un simple automatisme, passif, mais un processus mental actif qui dépend du but recherché, même s'il se fait à notre insu.

On a VU l'intuition!
Ap appelle ça "pensée inconsciente". Personnellement, je n'aime pas ce terme "d'inconscient" car on ignore s'il échappe complètement à la conscience ou pas. Ce serait plutôt une pensée non dirigée, autonome, qui suit son cours toute seule, sans qu'on y fasse attention. L'intuition en marche, en quelque sorte, qui éblouit parfois la conscience d'une bouffée d'inspiration au moment le plus inattendu. Je ne sais pas vous, mais pour moi certaines activités très automatiques -comme faire la vaisselle, ranger des papiers ou faire des longueurs de piscine- m'aident à "mettre de l'ordre" dans ma tête, sans que j'y prête attention. En laissant mon esprit dériver, certaines idées se forment, des nœuds se délient parfois ou bien encore je me rappelle d'une chose importante que j'ai oublié de faire. Laisser vagabonder son esprit stimule paradoxalement son cerveau. Cette hypothèse vient d'être récemment confirmée par l'imagerie cérébrale: en examinant des sujets en train de rêvasser ou de faire des tâches automatiques, on a mis en évidence la très grande activité des zones cérébrales normalement dédiées à la réflexion.

Comment fonctionne cette pensée inconsciente reste un peu mystérieux. On peut faire l'analogie avec la manière dont on on arrive à estimer instinctivement des quantités approximatives. Le Pr Stanislas Dehaene (mon héros!) décrit un modèle où, face à une quantité donnée, nous compilons inconsciemment la réponse statistique de certains de nos neurones pour formuler une estimation du résultat. La pensée "inconsciente" pourrait fonctionner de la même manière: les informations reçues seraient intégrées mentalement puis pondérées automatiquement selon différents critères. Le résultat statistique de cette compilation inconsciente fournirait une réponse intuitive. Selon cette hypothèse, plus le temps "d'incubation" est long et plus la réponse devrait être statistiquement pertinente. Bingo! C'est justement ce qu'a constaté Ap dans ses expériences: pour un problème donné, les participants répondent mieux après 7 minutes de distraction qu'après 2 minutes.

Les secrets du cerveau dilettante

Pourquoi cette pensée inconsciente serait-elle plus efficace qu'une pensée rationnelle, focalisée sur le problème à résoudre? Ap avance plusieurs explications:

1) Il est plus difficile de traiter consciemment beaucoup de variables en même temps

Notre traitement conscient est très efficace pour faire des calculs précis ou des raisonnements exacts, mais sa capacité est limitée par notre mémoire de travail qui ne peut traiter qu'un petit nombre de variables simultanément. Certes, on a vu dans un précédent billet comment les autistes savants trouvent des astuces pour réussir des prouesses mentales. Mais face à une situation inédite, nous sommes contraints de privilégier quelques critères seulement et l'expérience montre qu'on a tous les risques de ne pas choisir les bons.
A l'inverse, notre pensée "inconsciente" prendrait en compte toutes les variables, mais de manière plus diffuse et moins précise. Pour reprendre l'exemple des nombres, on ne peut pas faire inconsciemment d'arithmétique précise mais on peut intuiter correctement un résultat.

En conformité avec cette interprétation, Ap a montré que lorsque le nombre de critères de choix est petit, les décisions prises "en conscience" sont plus pertinentes. A l'inverse, pour un grand nombre de critères, ce sont les décisions prises après une période de distraction ("pensée inconsciente") qui sont les plus efficaces:

2) La pensée consciente se raccroche (trop) aux critères facilement verbalisables

Réfléchir c'est en quelque sorte engager un dialogue intérieur, une délibération avec soi-même. Mais comme dirait Lapalisse, on ne peut parler que de ce qui est verbalisable. La réflexion consciente se polariserait donc sur les critères les plus accessibles, les plus facilement verbalisables. Selon la manière dont le problème est posé, les gens se font très vite un préjugé qui biaise leur interprétation des informations qu'ils reçoivent par la suite. Que ce soit pour des sondages ou des témoignages judiciaires, on sait bien que le contexte dans lequel est posée la question influe beaucoup sur la réponse. L'occasion rêvée de vous montrer la vidéo géniale de Dan Ariely à ce sujet:


L'hypothèse de Ap est qu'au lieu d'appliquer des préjugés ou des règles apprises, la maturation inconsciente d'un problème serait plus à même d'intégrer de nouvelles logiques, de saisir l'insaisissable, d'échapper aux fausses évidences. Vous avez sûrement éprouvé ça en écoutant un raisonnement faux: tous les arguments tiennent, mais on "sent" que la démonstration ne tient pas, sans pouvoir dire où. Et finalement la méthode classique des (+) et des (-) classés en colonnes représentant chacune un des choix possibles, pourrait n'être qu'un drôle de moyen de confirmer une intuition encore mal assurée.

3) La pensée consciente pondère mal les critères de choix
Dans la vie de tous les jours, il y a rarement de bons ou de mauvais choix car chacun évalue en fonction de ses critères très personnels. Pour aller plus loin, Ap a donc mesuré la satisfaction des consommateurs quelques semaines après leur achat, selon qu'ils avaient longtemps réfléchi à leur choix avant de l'acheter ou pas et en fonction de la complexité de leur achat. Comme produit complexe il a choisi des meubles IKEA, en hommage à tous ceux qui ont hésité des heures entre une cuisine Smölbrood et une Krugstuurdt. Les consommateurs de produits IKEA étaient d'autant plus satisfaits de leur achat qu'ils y avaient peu réfléchi avant d'acheter. Et l'inverse était vrai pour les achats plus simples (des vêtements et accessoires de la chaine Bijenkorf):


D'autres chercheurs sont allés plus loin, en demandant à des consommateurs de choisir un poster parmi cinq proposés, soit en le choisissant normalement, soit en réfléchissant beaucoup aux raisons de leur choix. Sans surprise, quelques semaines plus tard ceux qui avaient beaucoup réfléchi à leur choix, pesant le pour et le contre de chaque critère se sont finalement avérés moins satisfaits de leurs choix que les autres.
Ça me rappelle le livre de Jean Didier Urbain "le voyage était presque parfait" qui explique comment rater ses vacances en dix leçons: l'une des règles d'or est justement de préparer minutieusement son voyage dans les moindres détails et de laisser le moins de place possible à l'improvisation.

Du bon usage de la rêverie...
Si ces résultats sont contre-intuitifs, c'est que malgré une littérature foisonnante d'exemples de génies dilettantes, notre culture occidentale se méfie viscéralement de l'instinctif, associé à je-ne-sais-quoi de non intelligent. La réflexion consciente, le raisonnement rationnel ne sont-ils pas à la source de notre progrès et de nos savoirs, depuis que l'humanité existe?

Evidemment tout ça ne veut pas dire que la concentration et l'attention soient inutiles. Mais face à un problème difficile, ces résultats suggèrent qu'une dose d'insouciance et de maturation inconsciente peut être plus efficace qu'un acharnement inutile... à condition bien sûr d'être très motivé par la question posée. Pas évident de penser à autre chose quand on est titillé par un problème qui vous résiste! C'est un peu comme vous conseiller de rester calme si un chien fait mine de vous sauter dessus.

Finalement, cette pensée "inconsciente" c'est un peu la revanche de la rêverie sur le travail, de la poésie sur le rationnel, du bordel ambiant sur l'ordre et du pifomètre inspiré sur le control freak. A méditer tranquillement...


(1)Extrait de "Sous les vents de Neptune". Pour en savoir plus sur Jean-Baptiste Adamsberg, lisez aussi les autres polars captivants de Fred Vargas, notamment "L'homme à l'envers", "Pars vite, reviens tard" etc...

(2) "Semble-t-il", car des chercheurs français ont contesté ces résultats par d'autres expériences qui feraient apparaître la très faible différence de performance entre décision immédiate et décision "après distraction": Does 'inconscious thought' improve complex decision making? de Rey, Glodstein et Perruchet (Psychological Research, 2009)

Sources:

Le site de Ap Dijksterhuis "Unconscious Lab" avec le lien sur tous ses papiers.
Think Different: The Merits of Unconscious Thought in Preference Development and Decision Making, Ap Dijksterhuis (Journal of Personality and social Psychology, 2004) pour un exposé de ses premières expérimentations
A theory of unconscious thought , Ap Dijksterhuis (Association of Psychological Science, 2006) sur les atouts de la pensée inconsciente.
On the goal-dependency of unconscious thought, Ap Dijksterhuis (Journal of Experimental Social Psychology, Jan 2008) sur l'influence des intentions sur l'efficacité de la pensée "inconsciente"

Quand le cerveau rêvasse, il travaille vraiment, Futura-sciences Mai 2009.

Billets connexes:
Les neurones des nombres, sur le sens inné des quantités, billet inspiré des cours de Stanislas Dehaene.