jeudi 5 novembre 2009

Ah! Rats qui rient...

Le rire, propre de l'homme? On a connu Aristote plus inspiré, depuis les drôles de découvertes qu'a faites Jaak Panksepp dans son laboratoire du Washington State University.

Que se rat-content-ils quand ils jouent?

Ça faisait un petit moment que ce spécialiste de l'émotion animale étudiait le comportement des jeunes rats quand ils jouent ensemble se coursant et se renversant à qui mieux-mieux. Ces jeux sont toujours très silencieux et pourtant il avait remarqué un truc étrange: les rats atteints de surdité jouent nettement moins que les autres, ce qui suggère que le jeu implique quand même une forme de communication vocale.
Un des chercheurs du labo eut alors l'idée d'écouter les rats en train de jouer avec un appareil détectant les ultrasons. Bingo! Les rats émettent effectivement plein de petits cris ultrasoniques!
Des cris très différents selon qu'ils jouent (50KHz) ou qu'ils se battent (20KHz). Mais à quoi correspondent ces petits cris? Comment savoir si ce sont des couinements de bonheur, des cris d'excitation ou des invitations au sexe? Toutes les spéculations semblaient possibles jusqu'au jour où Panksepp arriva au labo avec une drôle d'idée: il prend un de ses jeunes collaborateurs par le bras et l'emmène... chatouiller un rat. Il le retourne sur le dos (le rat, pas l'étudiant) et lui fait des guilis partout sur le ventre (berk, je sais). Énorme surprise! Dans le haut-parleur restituant les ultra-sons, le rat couine exactement comme lorsqu'il joue avec ses copains, mais de manière plus intense et plus constante:


Les deux chercheurs recommencent avec un deuxième rat, puis un troisième: à chaque fois, la bestiole chicote (c'est le cri de la souris, mais est-ce celui du rat?) comme une folle dès qu'on la chatouille. Et elle aime ça, manifestement: dès que la main s'arrête de la taquiner, le rat court l'attraper et la mordiller, l'appelant manifestement à recommencer une petite séance de chatouillis. Regardez plutôt:



Ils rat-follent des chatouilles!

Les petits couinements suraigus et sporadiques des rats seraient-ils l'équivalent de nos éclats de rire? Évidemment ce genre de spéculation anthropomorphique a eu (et a toujours) du mal à passer dans le milieu de la recherche. Mais peu à peu, l'idée fait son chemin car les réactions des rats aux chatouilles sont particulièrement similaires aux nôtres:
- certaines parties du corps sont beaucoup plus chatouilleuses que d'autres (mais je n'ai pas réussi à déterminer s'il s'agit aussi chez eux des plantes de pieds et des aisselles);
- les rats aiment d'autant plus les "chatouilles" qu'ils sont jeunes;
- un rat stressé (par une odeur de chat par exemple) est moins enclin à se faire chatouiller;
- les chatouilles sont perçues comme une récompense que le rat va chercher activement;
- les rats chicotent dès que la main qui les a caressés s'approchent d'eux, exactement comme un enfant rigole dès qu'il sait qu'on va le chatouiller.

Le même phénomène a été découvert chez d'autres animaux, à commencer par les chimpanzés, dont les rires ressemblent à des halètements:



Avez-vous remarqué comme ces trois "rires" (avec des guillemets, pour les sceptiques) se ressemblent?
- même rythme syncopé (écoutez le mixage de rires de bébé et de rat):

- des vocalisations très différentes de la normale (cris aigus chez l'homme, ultra-sons plus élevés chez le rat, halètements sans bruit de gorge chez les chimpanzés);
- mêmes situations propices: le jeu, les chatouilles;
- même contagiosité sociale.

Culturel le rire? Rat-é...
Ces similitudes suggèreraient-elles que notre rire serait une réaction héritée d'un lointain ancêtre commun aux hommes et aux chimpanzés, voire commun aux souris? Il paraît que même les chiens rient (leur halètement lorsqu'ils sont excités seraient leur "ha! ha! ha!"). L'idée est dure à admettre tant on associe naturellement le rire à une situation comique, c'est à dire un truc 100% culturel. Pourtant quel drôle de phénomène "culturel" quand même! Le rire est le mode de communication le plus universel qui soit: tous les hommes rient et ils rient toujours de la même façon, même si ce n'est pas forcément pour les mêmes raisons. Et encore... Quand on y réfléchit, tous les enfants rient quand ils jouent. Pas besoin d'humour pour rire pendant une course-poursuite ou une partie de cache-cache. Ce rire-là est simplement le signe d'une légère surexcitation très plaisante, comme pour les rats qui se culbutent. Et chez les adultes? Le neurologue Robert Provine, qui a étudié le rôle social du rire, a mené une immense enquête pour savoir de quoi l'on rit quand on est adulte: il a constaté que dans l'immense majorité des cas, on rit non pas parce qu'il y a quelque chose de drôle, mais parce qu'on est dans une situation de socialité agréable, ou qu'on cherche à détendre l'atmosphère.

Pour nous comme pour les rats, le rire semble donc être d'abord un "signal social", indiquant aux autres une bonne disposition à leur égard et une envie d'interagir. Quand un rat couine à 50Hz, c'est une manière pour lui de dire à son pote "Je te renverse, mais c'est pas méchant, hein! Juste pour jouer!". Grâce à sa contagiosité, le rire désamorce l'agressivité de l'autre et autorise des jeux physiques parfois assez violents entre les jeunes rats. Ces contacts intimes et ce rire partagé contribuent à créer un lien social fort, qui explique par exemple que les jeunes rats préfèrent rester au contact des adultes les plus rieurs. Finalement le rire est une forme naturelle de manipulation mentale!

L'homme a apprivoisé ce drôle d'instrument social en raffinant son usage. Rire quand on est gêné ou destabilisé est une manière de dédramatiser une situation et d'éviter la confrontation. Le rire est aussi l'arme principal de la séduction, que ce soit pour conquérir la créature de ses rêves ou pour conforter l'adhésion de ses collègues. Mais le rire a aussi un usage collectif: son effet boule de neige plaisir-contagion-plaisir- renforce la cohésion d'un groupe au point qu'on pourrait presque définir son groupe d'appartenance par l'ensemble des personnes avec qui l'on rit. Et la cohésion d'un groupe pourrait tout aussi bien se mesurer à sa capacité à rire spécifiquement des mêmes choses.

Quel rat-pport avec le comique?

Mais si l'on suit cette hypothèse, quel serait le rapport entre un tel rire-message social et le rire provoqué par une situation comique? Pourquoi une blague provoquerait-t-elle la même réaction que des chatouilles ou un jeu de balle au prisonnier? On n'en sait rien, mais je vous propose une explication purement Xochipillesque. Le rire "animal" est un signal social, qui traduit deux émotions contradictoires chez celui qui rit: à la fois un état d'esprit détendu (pas d'agressivité, pas de danger aux environs) et une vive excitation. Or pour faire une situation comique, il faut toujours trois ingrédients assez similaires:
- une situation sociale: l'effet comique exige la présence des autres. On rit rarement tout seul et quand on le fait, en regardant film comique ou en lisant une histoire drôle, le média raconte une histoire comme le ferait un interlocuteur imaginaire;
- "une surface d'âme bien unie", comme dit Bergson (relisez son "Rire", ça vous réconcilie avec la philo): on n'a pas beaucoup d'humour quand on est énervé ou que la situation nous affecte émotionnellement;
- un effet de surprise: l'effet comique provient d'une certaine forme de dénouement inattendu. Plus grande est l'incongruité du dénouement (jusqu'à un certain point) plus elle crée une sorte de tension émotionnelle qui provoque l'effet comique.
Il est donc possible qu'une situation comique recrée le même cocktail d'émotions contradictoires qui provoque le rire "animal" lorsqu'on joue ou qu'on nous chatouille: un environnement social amical, un état d'âme détendu et une vive excitation due à la surprise. Les mêmes causes ont les mêmes effets et ce mélange de socialité et d'émotions contradictoires nous fait rire. La seule différence tient à ce que l'origine de l'excitation est purement culturelle -un effet de surprise créé par la situation comique- au lieu d'être physique. Notre culture a pris le relais de la nature pour créer artificiellement le contexte émotionnel qui nous fait rire.

Culture,
synchronisation et sociabilité...
Après la musique (chant ou danse collective) et les applaudissements, le rire est encore un phénomène qui utilise la synchronisation pour souder des liens sociaux et unir une collectivité. On dirait que dans toutes les sociétés sociales animales ou humaines, la nature a exploité toutes les réactions corporelles possibles pour multiplier les occasions de synchroniser les individus les uns avec les autres. La clef de la socialité serait-elle la capacité à se synchroniser?
L'autre chose qui me frappe est que dans tous les cas, l'irruption de la culture dans les modes de vie n'a pas été une rupture avec nos comportements naturels comme on le pense souvent. Au contraire, elle n'a fait que renforcer nos tendances innées à la synchronisation grâce à l'invention de nouveaux stimuli -la musique, les blagues, les rites etc. Je suppose que notre hyper-sociabilité doit beaucoup à cette démultiplication de l'inné par l'acquis...


Sources:
Jaak Pankseppa, Jeff Burgdorf, ‘‘Laughing’’ rats and the evolutionary antecedents of human joy? (Physiology & Behavior, 2003)
L'émission Laughter, de Radiolab (2008) où Jaak Pankseppa raconte ses découvertes et dont j'ai tiré les extraits sonores

Billets connexes
Schizophrénie, chatouilles et évolution: pourquoi on ne peut pas se chatouiller soi-même
A-côtés de la claque sur la synchronisation des applaudissements
Les neurones de la musique: d'où vient notre sens de la musique?