vendredi 31 juillet 2009

Conscience en flagrant délire (3)

Episode 3: très précieuse auto-justification

Normalement on réfléchit d'abord, ensuite on décide et après on agit. Et bien ce schéma n'a rien d'évident. Vous vous souvenez de la fameuse expérience de Benjamin Libet dont on avait déjà parlé dans ce billet sur les chatouilles: le chercheur américain avait montré qu'une décision consciente comme bouger un doigt intervient quelques millisecondes après l'activation des zones du cerveau qui déclenchent ce mouvement. Autrement dit, nous ne prenons conscience d'une décision qu'immédiatement après le déclenchement de l'action!

Idem pour notre motivation à agir. L'idée qu'elle précède la décision peut être tout aussi illusoire. Lionel Naccache relate par exemple dans son "Nouvel Inconscient", l'expérience qu'a réalisée aux Etats-Unis Michael Gazzaniga sur un patient "split-brain". On avait dû opérer le cerveau de ce patient et sectionner le corps calleux qui fait communiquer les deux hémisphères cérébraux (droit et gauche) entre eux. Dans l'expérience le patient regardait en face de lui un écran sur lequel apparaissait brièvement sur la gauche le mot "walk". Le patient se levait et commençait à marcher. Gazzaniga lui demandait alors où il allait. Or ce qu'on voit à notre gauche est perçu par notre hémisphère droit; l'hémisphère gauche en charge de la parole n'avait donc aucune idée de l'instruction apparue à l'écran. Le patient répondit alors: "je vais à la maison chercher un jus de fruits." Et ça c'est intéressant, parce que plutôt que de répondre "je ne sais pas ce que je suis en train de faire, ni où je vais", le patient avait construit immédiatement une explication dont il était intimement convaincu, même si elle n'avait aucun rapport avec la réalité extérieure.

Comme l'explique Naccache, "cette fiction qui est parfaitement contredite par la réalité objective n'en demeure pas moins une construction mentale d'une puissance autrement plus tangible et plus forte pour l'économie mentale du patient que la réalité "expérimentale" dont il est pourtant l'objet". Et il en conclut: "L'aspect par lequel nous différons des patients neurologiques, ce n'est pas tant dans cette faculté mentale d'interprétation consciente que nous partageons intégralement avec eux, mais plutôt à (..) corriger sans cesse ces scénarios mentaux (...) afin qu'ils épousent au mieux les contours du réel. Il nous est donc plus difficile de réaliser le caractère fictionnel de ces constructions conscientes." Autrement dit, même chez les personnes saines, pas évident de démêler les vraies intentions, des interprétations trouvées a posteriori pour justifier leurs actions.


Les boucles étranges de notre motivation
Dans la vie de tous les jours, on peut quand même toucher du doigt l'influence a posteriori de nos actions sur nos motivations. Ainsi, des chercheurs se sont amusés à interroger des parieurs sur leur degré de confiance de gagner, avant et après qu'ils aient parié sur leur cheval favori. Résultat: le seul fait d'avoir déjà parié augmente radicalement le degré de confiance des joueurs; tout porte à croire que dans ce cas, la décision renforce rétroactivement ses choix. L'auto-justification a posteriori marche d'ailleurs dans les deux sens: plus on se donne du mal pour obtenir quelque chose plus ça en vaut la peine! Plus il est difficile d'être admis dans un club, une école, une association, et plus on est fier d'en faire partie. Le plat qu'on a fait soi-même a meilleur goût, etc. Nous sommes conditionnés pour valoriser et justifier après coup le bien-fondé de nos actions.

Expliquer ses décisions ou ses efforts aurait donc un rôle de réassurance pour soi-même. Si cette hypothèse est exacte, parler de ses rancœurs ne risque pas d'apaiser qui que ce soit, au motif que ça "purgerait" son trop-plein d'émotion. Au contraire! Verbaliser son émotion aurait plutôt pour effet de renforcer son sentiment d'offense, en le justifiant avec de nouveaux arguments... Pour que la catharsis marche, il faut semble-t-il se distancier préalablement de ses propres émotions, en parlant par exemple de soi à la troisième personne (voir par exemple ce très bon article sur le sujet).

Le démon de l'auto-justification
Ce réflexe d'auto-justification fait un peu froid dans le dos est un peu effrayant quand on y pense. Vous connaissez sans doute l'expérience de Milgram (ci-contre) que le film I comme Icare a rendue célèbre. On a retenu de cette expérience l'incroyable soumission des gens à l'autorité, puisque la majorité des gens acceptait de délivrer des chocs théoriquement mortels à un malheureux, au motif qu'il mémorisait mal sa leçon. Mais l'autre enseignement important de cette expérience est que de nombreux bourreaux en herbe éprouvaient en même temps la nécessité de dévaloriser leur victime, qui par leur déficience n'obtenait "que ce qu'elle méritait".

Pas besoin d'être "split-brain" pour s'inventer les plus invraisemblables auto-justifications: les bourreaux de tout poil nous l'ont bien assez démontré, qui évoquent systématiquement (et avec beaucoup de sincérité) les innombrables raisons pour lesquels leur barbarie n'en était pas une à leurs yeux. Rabaisser sa victime au rang de non-humain est un classique. L'auteur des
Bienveillantes, Jonathan Littell en propose une version plus subtile: "Après tout, les animaux ne sont pas humains non plus, mais aucun de nos gardes ne traiterait un animal commme il traite les Häflinge. La propagande joue en effet un rôle, mais d'une manière plus complexe. J'en suis arrivé à la conclusion que le garde SS ne devient pas violent ou sadique parce qu'il pense que le détenu n'est pas un être humain; au contraire, sa rage croît et tourne au sadisme lorsqu'il s'aperçoit que le détenu, loin d'être un sous-homme comme on le lui a appris, est justement, après tout, un homme, comme lui (...) et donc le garde le frappe pour essayer de faire disparaître leur humanité commune." Autrement dit, le comble du sadique c'est de l'être non plus malgré mais à cause de l'humanité de ses victimes, censées ne pas l'être.

Il faut donc s'y résoudre: nous sommes conditionnés pour toujours trouver de bonnes raisons à ce que l'on fait, comme s'il en allait de notre équilibre mental. Simple souci d'estime de soi? Je doute que cette explication suffise, tant ce besoin d'auto-justification semble obsessionnel et universel; se sentir infaillible sur ce qui compte serait-il une exigence de notre édifice intérieur? Réponse au prochain épisode!

Billets connexes
Conscience en flagrant délire: épisode 1 et épisode 2 pour les accrocs qui ont raté un épisode...
Chérie j'ai rétréci mon corps pour (entre autres) un autre exemple de patiente héminégligente qui refuse d'admettre l'évidence.

Sources et lectures:
Un très bon article sur la catharsis (en anglais) et ses conditions de réussite
Le Nouvel Inconscient, de Lionel Naccache (2006): tout ce que vous avez voulu savoir sur l'inconscient et que vous avez osé demandé. Je reviendrai sur ce bouquin absolument captivant.
L'homme-thermomètre de Laurent Cohen (2004), pour plusieurs exemples d'interprétations délirantes chez certains malades.

lundi 27 juillet 2009

Conscience en flagrant délire (2)

Episode 2: En toute sincère mauvaise foi...

Qui d'entre nous se reconnaît bourré de préjugés, obtus devant l'évidence ou à l'inverse, certain de son fait malgré la complexité d'une question? Pas grand monde probablement. Sur chaque sujet qui nous tient à cœur, nous avons la sincère conviction que notre notre jugement est le fruit d'une patiente construction, élaborée en toute objectivité après en avoir mis en balance équitablement tous les arguments et sans préjuger du résultat. Et nous sommes tout aussi certains que face à la démonstration imparable que notre raisonnement est faux, nous changerions d'avis sans réticence. Mais bien sûr, c'est parce qu'on n'a jamais trouvé une telle contre-démonstration, que l'on croit si fort en ses idées...

En quête de confirmation
...
Cette impression ou plutôt cette conviction d'impartialité ne résiste pas deux secondes à l'expérience. Première brêche dans cette croyance: notre tendance naturelle à confirmer ce que l'on croit, plutôt qu'à en tester la "résistance à la réfutation". Le psychologue anglais Peter Wason a dans années 1960 inventé un
test tout simple: il propose une série de trois nombres (2, 4 et 6) et demande à ses interlocuteurs de deviner la règle logique derrière cette suite. Pour cela on peut inventer autant de triplets que l'on veut, il indique à chaque fois si la suite proposée respecte cette règle ou pas. En général, les participants mettent beaucoup de temps à trouver, imaginant des trucs super compliqués alors que la règle à trouver est juste "n'importe quelle suite croissante de trois nombres". La difficulté provient du fait que les sujets essaient systématiquement de trouver des triplets qui marchent, plutôt que des-qui-ne-marchent-pas, comme s'ils confondaient "réponse négative" et "erreur de leur part". Cette réticence à tester la validité d'une réfutation est bien sûr typique des superstitions: ma bombe anti-éléphant fonctionne bien dans le métro, la preuve: je n'en ai jamais croisé un seul!

Les lunettes polarisantes de notre logique...
Deuxième accroc dans notre illusion d'objectivité: nous faisons preuve d'une remarquable capacité à rester imperméables à tout ce qui ne va pas dans le sens de nos convictions. On a proposé à 48 volontaires, répartis entre partisans et opposants à la peine capitale, de lire attentivement deux études bien documentées avançant chacune une conclusion différente sur l'efficacité de la peine de mort. A la lecture de ces deux études, on pourrait imaginer que les participants à l'expérience auraient au minimum tempéré leur jugement initial, reconnaissant que le problème est complexe. Ce n'est pas du tout ce qui s'est passé: chacun est reparti renforcé dans ses convictions initiales, ne retenant que les arguments allant dans son sens et réfutant ou négligeant les autres. Comme si un argument n'avait d'importance que s'il est cohérent avec nos croyances. Un vrai polariseur mental, en somme qui ne retient que ce qui confirme ce que l'on croit par ailleurs. Comme l'intuitait Tolstoï: « Je sais que la plupart des gens, y compris ceux qui sont à l’aise devant des problèmes de la plus grande complexité, acceptent rarement même la plus simple et la plus évidente des vérités si elle les oblige à admettre la fausseté des conclusions qu’ils se sont plu à expliquer à leurs collègues, qu’ils ont fièrement enseignées à d’autres et qu’ils ont nouées, fil après fil, dans le tissu de leur existence ».

Le thème de la peine capitale, lourdement chargé émotionnellement n'a bien sûr pas été choisi au hasard dans l'expérience: si l'on avait fait le même test sur la performance comparée des agrapheuses pneumatiques, chacun aurait probablement convenu que le sujet est complexe et qu'il n'a pas d'avis très tranché sur la question (encore que...). Mais plus la croyance implique la personne émotionnellement, plus ce "biais de confirmation" est important, car alors nous cherchons alors à protéger nos valeurs, notre statut, notre appartenance sociale etc. bref, ce qui fait notre intégrité. La simple présence de mots subliminaux comme "nous", "notre" ou "nos" en association avec des mots neutres, suffit à leur conférer une connotation positive, à teinter leur perception. Associés aux pronoms "ils" ou "eux", ces mêmes mots prennent bizarrement une valeur négative. Comme si "l'autre" était inconsciemment vecteur de destabilisation, ou de menace latente, teintant subrepticement les lunettes de notre conscience.

Victimes et offenseurs: deux visions du monde
Elles se teintent, elles se polarisent, ces lunettes. Elles déforment aussi: tout comme nous surestimons la douleur physique ressentie et sous-estimons celle que l'on inflige (cf le billet précédent), on exagère les offenses que l'on subit et l'on minimise celles que l'on cause. Dans les années 1990, on a montré comment une même personne raconte différemment les choses selon qu'elle est victime ou auteur d'une offense. Les récits de "victimes" témoignent systématiquement de comportements incompréhensibles ou gratuits de la part de leurs auteurs, dont les conséquences les a blessés durablement. A l'inverse, en situation "d'offenseurs", on justifie avec insistance ses actes, les décrivant comme des incidents isolés et sans gravité. Il n'y a pas les victimes d'un côté et les persécuteurs de l'autre: chacun adopte tour à tour l'attitude mentale de l'un et de l'autre au gré des circonstances.

Cette différence de perception suggère que les conflits surgissent lorsqu'un des deux camps, victime des offenses de l'autre, finit par répliquer à ce qu'il perçoit comme une longue suite de provocations intolérables, alors que l'autre camp (l'offenseur initial) ne prend en compte que le dernier incident mineur, sans gravité de son point de vue et aucun des incidents antérieurs. La représaille dont il est victime lui paraît alors totalement incompréhensible et disproportionnée. Chacun devient subitement la victime de l'autre, accumulant les motifs de rancoeur et les justifications à ses propres ripostes.

Selon Lee Ross, qui étudie la psychologie des conflits à Stanford, le gouffre d'incompréhension entre les deux camps s'élargit d'autant que chacun campe sur une position de "réalisme naïf" qui consiste à se croire objectif. Car enfin: puisque je suis objectif, n'importe quelle personne ouverte d'esprit et correctement informée aboutira forcément aux mêmes conclusions que moi. Donc, si mon interlocuteur n'est pas d'accord, une fois que je lui ai tout bien expliqué, c'est qu'il est soit idiot, soit de mauvaise foi, soit les deux.

Parvenu à ce stade d'incompréhension, la simple appartenance au camp d'en face devient une preuve de menace. Ross s'est amusé à faire réagir des Israéliens (juifs et arabes) sur des propositions de paix concernant le Proche-Orient, mais en leur présentant les propositions israéliennes comme émanant de la diplomatie palestinienne et vice versa. Quelque soit la personne interrogée, une même proposition est systématiquement dévalorisée si elle est étiquetée comme provenant de l'autre camp. Pas facile dans ces conditions de trouver un accord: "si même votre propre proposition ne vous convient pas quand c'est le camp opposé qui la suggère, comment voulez-vous qu'il ait la moindre chance de vous en faire une qui vous paraisse attractive?".

Pas besoin d'aller au Proche-Orient pour retrouver cet effet de "halo" négatif; il suffit d'observer autour de soi les divorces qui tournent mal. Chaque fait, chaque mot de l'autre est vécu comme une provocation et une preuve supplémentaire de sa perfidie. On encaisse patiemment jusqu'à ce que la coupe soit pleine et qu'on lui rende enfin la monnaie de sa pièce. Et que l'on devienne ainsi très sincèrement de très mauvaise foi...

Sources:
"Mistakes were made (but not by me)" de C. Tavris et E. Aronson (Harvest, 2007) : un excellent bouquin, en anglais malheureusement, dont ce billet s'est très largement inspiré.

Billets connexes:

Conscience en flagrant délire si vous avez raté le premier épisode, ou pourquoi on préfère s'arracher ses pansements soi-même.
Psychologie de l'agacement, sur l'origine de nos petits agacements de couples.

jeudi 23 juillet 2009

Conscience en flagrant délire (1)

Tous schizophrènes? On peut se poser la question au vu des sondages sur les comportements au volant: 85% des Français estiment être de bons conducteurs, mais seulement 36% jugent que les autres le sont également.
Encore mieux: 92% de ces personnes dès qu'ils redeviennent piétons, se plaignent des automobilistes qui ne les laissent pas traverser dans les clous! Nous sommes tous ainsi faits: on perd patience derrière la voiture de devant qui lambine sur une route étroite, et l'instant d'après on regarde goguenard dans le rétro l'excité qui cherche désespérement à doubler.

Ce manque d'impartialité dans nos croyances ou nos relations aux autres font le délice de la psychologie sociale, dont les experts se livrent depuis trente ans à tout un tas d'expériences poilantes pour en décortiquer les fondements. Je vous propose cet été une série de quatre visites au cœur de quelques unes de nos turpitudes mentales, découvrir comment notre conscience s'arrange avec la réalité pour protéger nos croyances, notre ego ou notre estime de soi.

Episode 1: Jeu de mains, jeu de vilains
Le premier flagrant délit de partialité a lieu à fleur de peau, au contact du monde extérieur. Avez-vous remarqué que ça fait toujours plus mal quand quelqu'un vous arrache un pansement que quand vous vous vous en chargez vous-même? Et que même si on y va de bon coeur, on ne se fait jamais bien mal quand on se pince soi-même? On soupçonne derrière cette désensibilisation, le même mécanisme qui empêche de se chatouiller soi-même et dont on avait parlé dans ce billet: juste avant de faire le mouvement, les zones pré-motrices de notre cerveau envoient une "copie- fantôme" du mouvement envisagé vers la zone du cortex dédiées aux sensations à l'endroit du pansement/pincement. Cette anticipation des sensations à venir suffit à en atténuer la perception, de la même façon que lorsqu'on soulève une tasse de café, on ne la "sent" que si elle n'a pas le poids prévu.

Entre parenthèses il se passe exactement la même chose quand on monte un escalier mécanique en panne: ça ne vous a pas frappé qu'il est alors difficile de monter les marches? On bute à chaque pas, comme si on était en déséquilibre permanent. Cette maladresse ne provient pas de la forme particulière des marches car on a vérifié qu'on montait sans problème un escalier en bois ayant la même forme qu'un escalator. C'est donc la vision de l'escalier mécanique en tant que tel qui nous perturbe: il semble qu'à sa vue, notre corps anticipe -à tort- le mouvement des marches, et quand ce mouvement ne se produit pas car l'escalator est à l'arrêt, on est déséquilibré. Fin de la parenthèse.

Pour revenir à nos histoires de douleur, on a mesuré cette atténuation des sensations en soumettant des volontaires à une petite expérience masochiste: une presse mécanique leur écrase gentiment l'index droit et on leur demande ensuite de reproduire avec leur main droite cette même pression sur leur index gauche. Immanquablement, ils appuient plus fort que la presse. Et ce n'est pas un problème de mémoire, car si au lieu de reproduire la pression avec leur main, ils le font par l'intermédiaire d'un petit joystick, ils appliquent alors une pression très semblable à celle qu'ils ont subie initialement.


Pas étonnant, du coup, que les jeux de mains dérapent à tous les coups.On en a fait l'expérience de la manière suivante; deux volontaires doivent appuyer à tour de rôle sur le doigt de l'autre, chacun exerçant exactement la même pression que celle qu'il vient de subir. L'expérience tourne vite au jeu de massacre, car comme on pouvait s'y attendre chacun appuie de plus en plus fort sur le doigt du maso d'en face. Non pas que nos volontaires soient particulièrement agressifs, mais parce qu'à cause de l'"effet sparadrap" on sous-estime la force que l'on exerce sur l'autre ou, ce qui revient au même, on surestime la douleur qu'on vient de subir.

C'est sans doute comme ça que ça dégénère aussi souvent dans les combats de catch, alors que tout est censé être truqué! Et voilà aussi pourquoi dans une bagarre c'est toujours l'autre qui a commencé en m'agressant alors que je l'avais à peine touché.


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Schizophrénie, chatouilles et prémonition ou pourquoi on ne peut se chatouiller soi-même...

mercredi 8 juillet 2009

L'homme, produit-dérivé de la femme

On est quand même bizarrement fichus nous autres humains. Il suffit de nous comparer avec nos cousins primates: c'est simple on fait tout à l'envers! Pas ou peu de poils visibles sur notre corps pour nous tenir chaud mais par contre on se rattrape sur des endroits incongrus: sous les aisselles et autour des zones génitales, pile là où les autres singes n'en ont pas. Et sur le crâne aussi! Comme si on avait besoin d'avoir d'aussi longs poils pour s'abriter du soleil! Et puis pourquoi nos femmes arborent-elles des seins gonflés toute l'année alors qu'elles n'allaitent que quelques mois dans leurs vies? Les autres femelles singes sont plus sobres, elles, avec leur poitrine qui ne se gonfle qu'au moment d'allaiter (et encore!) et dont la forme bien plate rend quand même la tétée plus facile pour le nouveau-né. Qu'est-ce que la sélection a encore été nous chercher là? Comme d'habitude, la réponse est "on n'en sait rien", mais les théories des paléo-anthropologues ont au moins le mérite de raconter une histoire rigolote au sujet de notre sexualité...

Petit flashback, il y a environ deux millions d'années: Homo Ergaster est devenu définitivement bipède. Pas très rapide, l'hominidé, mais endurant! Il doit galoper souvent et longtemps dans la savane africaine. Pas pratiques ces poils sur tout le corps, c'est comme si vous courriez en pull-over! Vous avez trop chaud, vous suez et après vous êtes trempés et vous attrapez froid. C'est pour ça qu'on rase les chevaux de course l'hiver: ils se sentent mieux pendant l'effort, sèchent plus vite et il suffit de leur mettre une couverture sur le dos pour qu'ils ne se refroidissent pas. C'est exactement ce qui serait arrivé à Homo Ergaster, qui troqua donc ses poils contre des vêtements. Sauf aux endroits stratégiques, là où nos poils se sont faits complices de nos messagers olfactifs. "Ne vous lavez pas, j'arrive!" écrivait Napoléon à Joséphine après sa victoire à Marengo.
Et sur la tête? Les explications sont plus vaseuses, d'autant que les cheveux longs sont des nids à parasites. Et puis pas la peine d'avoir d'aussi longs cheveux pour protéger le cuir chevelu... Alors, quoi? Effet de la sélection sexuelle? Possible que les hommes préférent les femmes à cheveux longs, ou que les femmes préfèrent les hommes hirsutes. Pour le coup on n'en sait rien du tout.

Toujours est-il que cette drôle de répartition pileuse masque finalement ce qui est d'habitude le plus exhibé chez nos amis les bêtes: les testicules chez l'homme, la vulve chez la femme. Pour l'homme c'est pas très grave, il a été tellement vexé qu'il a développé le plus grand pénis de tous les primates. Non rétractile et sans os pénien s'il vous plaît! Le gorille de Brassens, avec ses cinq centimètres en érection peut aller se rhabiller. A part la sélection sexuelle, on ne sait pas très bien expliquer les raisons d'une telle course à l'armement chez l'homme, pas forcément plus efficace en termes de fécondité. Pour la femme, par contre, la pudeur est de mise, d'autant que la position debout a fait basculer tout l'appareil génital entre ses cuisses, le masquant complètement au regard des autres. Cette discrétion anatomique va de pair avec une sexualité cantonnée - théoriquement - à l'intimité du couple... Même au moment de l'ovulation, les changements morphologiques chez la femme sont extrêmement subtils, pas comme ses cousines primates qui exhibent leur vulve violacée et gonflée sous le nez de tous les mâles qui passent à proximité. Chez nous, à peine quelques phéromones insoupçonnables dont
on commence à peine à mesurer les effets. Tant de discrétion est d'autant plus étonnante qu'en dehors de leur menstruation, les femmes, contrairement aux singes, sont en permanence disponibles pour l'accouplement. Ce mélange de disponibilité sexuelle et de pudeur est une exception dans tout le règne animal...

Pour en comprendre les raisons, les paléo-anthropologues font appel à une nouvelle exception humanoïde: la taille de notre cerveau. Pour survivre sans crocs, ni griffes, sans être très musclé ni très rapide, il a bien fallu que l'homme développe son cerveau pour organiser sa survie, fabriquer des outils, des vêtements, poser des pièges, aménager des abris etc. Mais la taille du bassin des femmes n'a pas suivi le rythme. Pour ne pas mourir en couches, il a fallu que les femmes accouchent de leurs bébés plus tôt, avant que leur cerveau ne soit bien développé: si l'on prenait comme référence la taille du cerveau adulte, la durée de la gestation devrait durer vingt mois pour un cerveau de 1000 cm3! Résultat, durant les premiers mois -voire les premières années les bébés d'hommes sont moins autonomes que les bébés singes et réclament toute l'attention de leur mère. Elever ses petits à deux est donc vite devenu indispensable et une réceptivité sexuelle permanente est un moyen plutôt efficace pour tisser des liens affectifs entre parents et retenir le partenaire-mâle au foyer, le temps d'élever les petits. La pudeur sexuelle permettrait, elle, de limiter les tentations avec d'autres partenaires. Une sexualité féminine à la fois discrète et permanente serait ainsi une solution trouvée par l'évolution pour assurer la survie de l'espèce-au-gros-cerveau.

Il reste LA dernière question, le meilleur pour la fin: pourquoi ces dames ont-elles des seins gonflés, alors que les femelles singes sont plates comme des limandes? On peut imaginer que des seins galbés sont signes de fécondité et de bonne santé, et que la sélection sexuelle les a donc privilégiés, mais dans ce cas pourquoi n'observerait-on pas le même phénomène chez les singes? L'éthologue Desmond Morris a dans les années 1960 émis une hypothèse plus originale. A la différence de la plupart des primates, nos interactions amoureuses et sexuelles se font avec les partenaires en face-à-face, toujours à cause de l'orientation particulière du vagin féminin; il serait donc logique que l'évolution ait favorisé l'apparition de signaux sexuels sur la face antérieure du corps féminin. C'est ce qui se passe par exemple chez les femelles Gelada:

Comme elles passent pas mal de temps en position assise, pour manger, leur organes génitaux sont peu visibles par les mâles. Or on retrouve sur leur torse une zone sans poil, rouge vif, avec au centre des petits mamelons rouge foncé qui imitent étonnamment les lèvres de leur vulve. La couleur de cette zone change d'intensité en fonction du cycle sexuel, signalant ainsi les phases de réceptivité de la femelle. De la même manière les mandrills mâles ont de très jolies tâches bleues et rouges sur le visage qui rappellent clairement les couleurs de leurs propres zones génitales.


Il se serait passé exactement la même chose chez la femme qui aurait développé des signaux sexuels visibles de face et en haut du corps. Quels signaux? L'arrière-train est un excellent candidat, d'autant que grâce à notre position verticale, nous sommes les seuls parmi les primates à avoir des fesses toute rondes. Et c'est ainsi que seraient développés des seins galbés, imitation presque parfaite de nos fesses et judicieusement placés sous les yeux des mecs. Et c'est vrai que la ressemblance prête parfois à confusion:


A l'appui de cette thèse, Morris observe que la montée du désir féminin est particulièrement visible sur les mamelons, qui sont la partie la plus mise en valeur des seins. Et l'on comprend mieux pourquoi le soutien-gorge "valorise" autant la poitrine.

Mais nous avons un autre candidat-stimulus au beau milieu du visage cette fois! Les lèvres féminines, rouges et humides, ça ne vous rappelle vraiment rien? A l'appui de cette thèse audacieuse, nous sommes les seuls primates à arborer des lèvres charnues, dont les renflements sont ostensiblement tournés vers l'extérieur. L'hypothèse est d'autant plus séduisante que le contraste lèvres-peau est un indicateur très fiable de la féminité d'un visage (cf ce billet précédent).

Toutes ces thèses sont bien entendus contestables et contestées, notamment du fait que les seins n'ont pas forcément de connotation érotique, chez certaines populations d'Afrique notamment. Néanmoins, je trouve cette théorie suffisamment amusante pour y rajouter mon grain de sel en proposant deux
trois autres candidats à cette signalisation sexuelle:
- la courbure des reins (la "lordose"), signal visuel universel, efficace sur les mâles de toutes les espèces, du rat jusqu'au babouin. Tellement évocateur que l'on peut penser que la nature l'a répliquée partout sur tout le corps féminin depuis l'arrondi du mollet (accentué par exemple quand madame porte des talons) jusqu'à la silhouette générale en forme de violoncelle.
- les échancrures de toutes sortes (je n'ose dire "de tout poil"), qui évoquent évidemment la partie visible de la vulve, et qui donnent tout leur charme aux décolletés et aux pantalons taille basse.
- [trouvé après coup]: l'invention (culturelle cette fois) du vernis à ongle rouge ne fonctionne-t-elle pas sur sur le même registre que celui des lèvres, en évoquant par sa couleur la zone génitale féminine?
Le corps féminin est comme le dit joliment Pascal Pick, littéralement envahi par les signaux sexuels!

Diable, je me rends compte que je n'ai parlé que des femmes! Et les hommes alors? Pourquoi ont-ils des lèvres? Et pourquoi des seins, puisque ça ne sert à rien? Ce sont sans doute là les limites de l'évolution. L'homme et la femme se développant à partir du même "patron" embryonnaire, ils partagent la même morphologie générale, à quelques détails près. A partir du moment où des lèvres charnues et des seins visibles ont été sélectionnés chez la femme, toute l'espèce en a été affectée, hommes comme femmes. Et dans la mesure où ces caractères ne constituent pas vraiment un handicap, l'homme les a conservés malgré leur absence d'utilité. En somme, l'anatomie de l'homme serait ainsi le fruit de l'évolution... de la femme: un produit-dérivé en quelque sorte.

Sources:
Le sexe, l'homme et l'évolution de Pascal Picq et Philippe Brenot (2009, Odile Jacob)
Field notes from an evolutionary psychologist (en anglais)
La place de l'homme parmi les vertébrés dans le blog de Jean-Louis Cordonnier
Homo sexualis, du collectif 12 singes

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Biologie du maquillage, sur ce qui fait la féminité des visages
Vraiment sans gène, pour d'autres théories plus invraisemblables (à mon avis) concernant notre goût pour les blondes.

jeudi 2 juillet 2009

Ce qu'on risque à prendre racine

Attention... top! Je cumule dans mon organismes plusieurs patrimoines génétiques simultanément, sans que ça n'affecte ni mes fonctions vitales, ni ma silhouette, qui suis-je? Tic-tac-tic-tac. Je me moque en général des prédateurs car je n'ai aucun organe vraiment vital et je me regénère entièrement à partir de n'importe quelle morceau de mon corps. Tic-tac-tic-tac. Je suis potentiellement immortel et toute ma vie je n'arrête pas de grandir. Tic-tac-tic-tac. Mes mœurs sexuelles sont étranges: je suis hermaphrodyte, capable à la fois de reproduction sexuée et pourquoi pas d'auto-fécondation mais je me fusionne volontiers avec d'autres individus de mon espèce.

Vous n'avez pas trouvé? Ce dont on parle représente pourtant la moitié de la biomasse terrestre... Et oui, ce sont les plantes! On s'émerveille volontiers devant les charmes des végétaux ou leurs incroyables propriétés chimiques, mais notre conception de la biologie est tellement "zoo-centrée" que l'on pense rarement à eux quand on parle d'évolution ou de stratégie adaptative. Et pourtant dans ce domaine aussi elles font des prodiges...

Plantes en plastiques
Chez les animaux, les mutations génétiques au sein de l'organisme sont une menace permanente et le système immunitaire veille au grain pour éliminer les cellules mutantes. Pas de ça chez les plantes, qui aiment l'anarchie! La variabilité génétique est non seulement permise, mais favorisée! Le nombre de chromosomes du Claytonia Virginica -l'espèce d'herbe folle moche sur la photo de droite- peut varier de douze à soixante-douze dans une même plante. Et sur les figuiers étrangleurs vivant sous les tropiques, on a trouvé jusqu'à 45 génotypes sur 13 arbres étudiés. En l'absence de système immunitaire, chaque forme mutante prolifère librement dans son coin de la plante, avec plus ou moins de succès par rapport aux formes voisines et que le meilleur gagne!

Certains néodarwiniens ne voient dans les organismes que de simples artifices, inventés par les gènes pour se répliquer plus efficacement! Leur démonstration tombe à l'eau avec les plantes, dont l'organisme semble justement programmé pour modifier en permanence ce précieux patrimoine génétique! Pas égoïstes pour deux sous, les gènes chez les plantes!

A quoi bon cette variabilité génétique? On n'en sait rien mais on peut faire des hypothèses: contrairement aux animaux qui se déplacent pour trouver l'environnement qui leur convient, les plantes, fixées au sol, n'ont pas cette possibilité. La variabilité génétique au sein de chaque plante compenserait en quelque sorte leur absence de mobilité en leur procurant une sorte d'assurance contre les changements de l'environnement. Grâce à elle, les plantes dispose en effet d'un extraordinaire arsenal chimique leur permettant d'attirer les insectes pollinisateurs, de repousser les gêneurs, de nourrir leurs protégés, d'empoisonner les enquiquineurs. Il y a même une variété de pomme de terre qui se défend des attaques des pucerons en imitant leur propre "cri d'alarme" (phéromonique, s'entend). Bientôt, le cri de la pomme de terre, sur MySpace?

Pourtant contrairement à ce qu'on aurait pu croire, ces modifications génétiques n'affectent guère la forme générale de la plante, mais uniquement ses propriétés chimiques; on n'a pas encore très bien compris comment, mais il semble que la forme déjà existante de la plante serve de "patron" (au sens où les couturiers emploient ce mot) aux bourgeons en croissance. Ainsi la forme s'auto-réplique à l'identique, malgré les éventuelles variations génétiques.

Rien que des cellules souches!

Plusieurs facteurs facilitent cette diversité génétique. Certes, la graine a pu attendre des siècles avant de germer, mais une fois qu'elle a commencé elle ne s'arrête jamais, tant que les conditions le permettent! Et le pissenlit, ricaneront les esprits chagrins, pourquoi reste-t-il toujours riquiqui s'il grandit sans arrêt? Aussi bizarre que ça puisse paraître, si le pissenlit de grandit pas en apparence, c'est qu'il s'enfonce en permanence sous terre, tiré par ses racines.

Cette croissance permanente n'est possible que parce les cellules végétales conservent une éternelle jeunesse embryonnaire. Alors que les cellules animales cessent de se différencier une fois parvenues au stade adulte, les cellules végétales conservent intacte leur capacité à se diviser, à croître et à se différencier. Pas de quoi s'ébahir devant les queues des lézards ou les membres des salamandres qui repoussent quand on les coupe: n'importe quelle plante fait ça tous les jours avec n'importe quelle partie d'elle-même, mais on y est tellement habitué qu'on ne s'en étonne plus. Et pourtant n'importe quelle cellule végétale est effectivement une cellule souche, capable de se "dédifférencier" pour se transformer en n'importe quelle autre cellule.

Fractals les arbres?
Plein de multiplications cellulaires, sous beaucoup de rayonnements ultra-violets: un vrai bonheur pour les mutations génétiques!
Mais les plantes font encore mieux: si un arbre basculé par une tempête se retrouve les racines en l'air et les branches dans le sol, il peut parfaitement transformer ses racines en branches et ses branches en racines, pour retrouver une allure normale à la saison suivante. Imaginez la même chose chez les animaux: ce serait comme si les chauve-souris qui s'endorment la tête en bas se réveillaient avec leurs pattes métamorphosées en tête et vice-versa...
S'il est couché horizontalement, notre arbre transforme ses branches (passées en position verticale) en autant de jeunes troncs et "réitère" progressivement. Cette "réitération", c'est-à-dire la capacité de reproduire au niveau de chaque rameau la forme générale de la plante qu'on retrouve chez plein d'espèces végétales fait de l'arbre une structure quasiment fractale!

A défaut de mobilité, cette structure très décentralisée et sans organe vital permet aux plantes de résister aux pires agressions.
La palme de la résistance revient là encore au pissenlit: essayez donc de le détruire: vous lui coupez la tige? Il repousse. Vous l'arrachez? Il restera toujours un morceau de racine qui regénérera l'ennemi. Vous labourez? C'est pire! Chaque morceau de racine reformera un pissenlit, comme les balais de l'apprenti-sorcier! Comme le dit joliment Jean-Henri Fabre, le pape de la botanique, alors que dans le monde animal diviser c'est détruire, "relativement au végétal, diviser c'est multiplier".

L'immortalité est dans le pot
Autre surprise: les plantes ne sont généralement pas programmées pour mourir. Si elles meurent c'est le plus souvent dû à des causes externes. Potentiellement immortelles? Entendons-nous: chaque plante individuellement finit par succomber aux aléas de l'environnement -même si certains arbres ont plus de 5000 ans d'existence. Mais lorsqu'elles se reproduisent par clônage, la colonie est, elle, potentiellement immortelle. Le record est actuellement détenu par le houx royal de Tasmanie (lomatia tasmania sur la photo à droite) dont la graine fondatrice a germé il y a plus de 40 000 ans. La colonie qu'elle a engendré date du temps de l'homme de Néandertal! Idem pour les bananiers dont nous mangeons les fruits: comme ils se reproduisent tout seuls sans pollinisation ni fécondation (par "parthénocarpie" comme l'explique SSAFT), nous nous nourrissons du même "individu génétique" depuis plusieurs milliers d'années.

Pourquoi les animaux sont-ils tous programmés pour mourir et pas les plantes? On peut juste conjecturer que les plantes, à la différence des animaux, ne se livrent pas (ou peu) à une lutte permanente pour leurs ressources alimentaires. Certes, elles sont en compétition pour l'accès à la lumière mais cette concurrence en sans commune mesure avec celle des animaux, au sein d'une même niche écologique, au sein d'une espèce et même entre générations. Si les animaux ne mourraient pas, leurs descendants n'auraient bientôt plus de quoi manger: leur vieillissement est donc une nécessité écologique assurant la survie de l'espèce. Pour les plantes fixées, le problème se pose de manière moins aigüe, et elles peuvent sans dommage faire l'économie des mécanismes de vieillissement comme elles ont fait l'économie d'un système immunitaire.

Pourquoi tant de sexe?

Alors forcément quand on est potentiellement immortel, qu'on se reproduit par bouturage, que la diversité génétique vient toute seule au sein même de la plante, on peut à juste titre se demander pourquoi les plantes continuent de se reproduire sexuellement. Le mystère reste entier, mais l'une des hypothèses est que la sexualité permet de tester la viabilité de ces trop nombreuses variations génétiques. En effet, les gamétophytes (comme le prothalle de la fougère, sur la photo de gauche) - l'équivalent végétal de nos gamètes, dotés d'une seule moitié des chromosomes de la plante- mènent leur propre vie dans la terre, avant de s'unir pour donner une nouvelle plante. Ce stage-terrain est impitoyable pour les allèles non viable; la sexualité joue ainsi un rôle de "filtre à diversité" c'est-à-dire exactement l'inverse de sa fonction de "diversifiant génétique" qu'on lui attribue généralement chez les animaux!

Avec toutes ces histoires de clonage et de regénération à partir de n'importe quelle pousse, il y a une question qui forcément fait mal à la tête: c'est quoi un individu quand on parle d'une plante?
Est-ce chaque petite partie de la plante, du fait qu'elle est porteuse d'un patrimoine génétique homogène et qu'elle peut croitre et se reproduire?
Est-ce la colonie des plantes toute entière, qui se reproduit par clonage végétatif et est donc génétiquement homogène ?
Est-ce la plante elle-même, qui fait des fleurs pour éviter de s'auto-féconder? Voire. Certaines espèces d'orchidées comme l'Ophrys abeille (photo de droite) peut accepter de s'autoféconder si le pollen d'une autre plante vient à manquer. Et dans l'autre sens, les horticulteurs usent et abusent de la fécondité entre variétés différentes pour en créer sans cesse de nouvelles.
Après deux aspirines, on peut juste dire qu'il est manifestement plus facile de qualifier un individu de "plante verte" que l'inverse.

Devient-on forcément un légume quand on prend racine?

Récapitulons: pas de système immunitaire, pas de vieillissement, une structure décentralisée qui confine au fractal, la faculté de renaître à partir de n'importe quel rameau, des mutations génétiques en cours d'existence et finalement une vie tellement collective qu'on ne sait plus très bien distinguer où s'arrête l'individu et où commence la colonie. Comment savoir si toutes ces excentricités évolutives sont vraiment la réponse adaptative des plantes aux contraintes de leur vie fixée? Facile! Il suffit de vérifier si les animaux fixés ont développé ou non les mêmes particularités. Les coraux, par exemple. Bingo! Nos "Questions Pour un Champion" ont trouvé une autre réponse possible. Jugez-en plutôt:
- les colonies de corail développent fréquemment des formes mutantes (des "néoplasmes") car -devinez quoi- les coraux n'ont pas de défense immunitaire pour les éliminer;
- 15 000 ans, c'est l'âge estimé des récifs coralliens les plus anciens;
- le corail grandit toute sa vie, en se ramifiant;
- amputez l'axe d'un corail des coraux, il repousse; renversez-le: il réitère comme un arbre;
- la vie des coraux est tellement liée à leur colonies que la notion d'individu y est très relative;
- les coraux peuvent se reproduire tout seul, par bourgeonnement ou se fusionner par bouturage y compris entre espèces voisines.
- comme les plantes, les coraux ont un "haut" et un "bas", mais pas de "devant" ni de "derrière";
- les coraux ont développé tout un arsenal biochimique -certes plus modeste que les plantes,

On pourrait continuer longtemps la liste des similitudes entre plantes et coraux que l'on retrouve plus ou moins avec les éponges et les hydres. Cette spectaculaire convergence évolutive entre ordres animal et végétal illustre à quel point les contraintes de l'environnement imposent aux organismes des réponses adaptatives similaires, quelque soit leur lignée, leur famille ou leur ordre. Moralité, la prochaine fois qu'on vous traite de banane ou de patate, prenez-le comme un compliment et n'hésitez pas à ramener votre fraise!

A lire: l'excellent "Eloge de la plante" de Francis Halle dont la lecture a inspiré cet article. A défaut, son interview dans Sciences et Avenir.

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