lundi 27 décembre 2010

non-sens interdit (2)

Part 2: Dopamine: le double effet kiss-cool
La dopamine a longtemps été considérée comme LE neurotransmetteur du plaisir, le secret de nos transes du "sex, drug and Rock&Roll". Et puis on s'est rendu compte un peu par hasard qu'elle jouait un rôle dans bien d'autres domaines, par exemple dans le contrôle des mouvements. Administrée sous forme de L-dopa, elle soulage presque miraculeusement les tremblements des malades de Parkinson. Mais surtout la dopamine joue sur notre propension à trouver du sens au choses. Je vous ai parlé de l'expérience de Peter Brugger dans mon précédent billet, qui comparait la tendance des gens à distinguer des formes visuelles ou des mots parmi des images embrouillées. Dans une seconde phase, les chercheurs répétèrent l'expérience après avoir administré à tous les sujets une dose de L-dopa. Les sujets les plus sceptiques décelèrent plus souvent des mots et des visages, y compris lorsqu'il n'y en avait pas forcément. Cette expérience répétée depuis sous diverses formes et en double aveugle, semble indiquer que la dopamine accroît notre tendance à distinguer du sens, des "patterns" dans ce qu'on perçoit. Cette hypothèse expliquerait les effets hallucinogènes de la cocaïne et de nombreux amphétamines, dont le principe est justement d'augmenter le niveau de dopamine. A l'inverse, on soigne des syndromes psychotiques tels que la paranoïa ou les hallucinations avec des médicaments qui bloquent les récepteurs de la dopamine...

Pourquoi cette drôle de même molécule jouerait-elle à la fois sur le contrôle des mouvements et sur la propension à trouver du sens aux choses? Pour le comprendre, des chercheurs ont mesuré sur des singes la façon dont les neurones libèrent la dopamine. Le protocole était le suivant: on proposait à l'animal deux images sur un écran, dont l'une (toujours la même) était associée à une récompense. Après avoir effectué une série de gestes routiniers, le singe devait choisir l'une des deux images et il recevait du jus de fruit si c'était la bonne. On constata que les neurones dopaminergiques (c'est comme ça qu'on les appelle) déchargent comme des fous lorsque le singe reçoit une récompense inattendue, par exemple quand il ne connaît pas encore les images qu'on lui présente. A mesure qu'il s'habitue à reconnaître la bonne image, les décharges de dopamine se font moins fortes au moment de la récompense... mais apparaissent dès la présentation de l'image connue. La dopamine répond non seulement aux récompenses inattendues mais aussi à l'anticipation d'une récompense. Ce serait donc en quelque sorte la molécule du désir, qui permet au cerveau d'anticiper une récompense future à partir de quelques indices.

Un système d'apprentissage hors pair
Si cette interprétation est exacte, tous les éléments du puzzle sont en place. D'une part il n'est pas illogique d'imaginer que le même mécanisme nous permettant de faire le lien entre des événements et une récompense soit aussi celui qui nous serve à trouver des relations de causes à effets en général. D'autant plus que les modalités de réponse de la dopamine correspondent précisément aux algorithmes utilisés en intelligence artificielle dans les systèmes de réseaux neuronaux: un protocole d'apprentissage idéal en somme.

Au passage c'est ce qui expliquerait la délicieuse sensation qui nous envahit quand on trouve la solution d'un problème: rien de plus jouissif qu'une décharge de dopamine! Pas étonnant qu'on devienne accroc au Sudoku ou aux  mots croisés, le plaisir à résoudre un problème ardu est du même ordre que bien d'autres plaisirs charnels. On comprend que même les dauphins raffolent des problèmes à résoudre! Juste assez de dopamine stimule notre créativité et notre imagination. Trop de dopamine nous rend superstitieux ou paranoïaque, pas assez nous déprime.

Motricité et motivation
Passons au lien étrange qui semble exister entre dopamine et contrôle des mouvements. Pourquoi bouge-t-on? Soit pour fuir, soit -plus fréquemment heureusement- parce qu'on cherche à atteindre grâce à ce mouvement un état de bien-être (manger, se reproduire, socialiser, se gratter etc). L'essentiel de nos gestes sont orientés vers un soulagement ou une récompense. Notre motricité dépend de notre capacité à anticiper ces récompenses, donc du bon fonctionnement de notre système dopaminergique. Mais ce n'est pas tout. En habituant que des rats à une certaine routine leur permettant de recevoir de la nourriture, on a observé qu'ils se montraient beaucoup moins motivés pour effectuer cette routine lorsqu'on inhibait chimiquement dans leur cerveau les récepteurs de dopamine. Par contre, ils manifestaient toujours le même plaisir (en termes d'émission de dopamine) à recevoir de la nourriture quand on leur donnait directement. La dopamine semble jouer à la fois sur le contrôle des gestes et sur la motivation qui les déclenche.

Effets secondaires
Ann Klinestiver, une professeur américaine à la retraite et atteinte de la maladie de Parkinson a fait les frais de ce double effet de la dopamine. Pour soigner ses tremblements on lui prescrivit en 2005 du Requip, une molécule qui imite l'effet de la dopamine dans le cerveau. L'effet sur les tremblements fut radical, mais Ann fut contrainte d'augmenter progressivement sa dose quotidienne pour se soulager. C'est alors qu'elle devint littéralement accroc aux jeux de hasard. Alors qu'elle n'avait jamais mis les pieds dans un casino avant son traitement, la voilà subitement obsédée par les machines à sous, y passant ses jours et ses nuits sans pouvoir s'arrêter. En un an, elle perdit 200 000 dollars jusqu'à ce qu'elle arrête son traitement. Son obsession s'arrêta aussi brusquement que ses tremblements reprirent. Que s'est-il passé? Il semble que le surdosage de dopamine ait deux effets face à un jeu de hasard. D'une part il fait ressentir une véritable explosion de plaisir quand on gagne alors qu'on ne s'y attend pas. Ensuite, il excite follement notre machine-à-trouver-des-règles qui s'acharne à essayer de comprendre le fonctionnement de la machine à sous, là où il n'y a bien sûr que du pur hasard. On devient en somme comme les pigeons de Skinner, obsédés et superstitieux en diable.

Deux chercheurs de Cambridge viennent de mettre en lumière ce qui se passe dans la tête des accrocs des jeux et notamment le rôle des coups "presque" gagnants dans l'addiction au bandit manchot. Lorsqu'une personne normale réussit à aligner deux cloches sur trois sur une machine à sou, on s'est aperçu que son cerveau émet une légère décharge de dopamine, plus faible que si elle avait gagné, mais suffisante pour lui procurer une petite pointe de plaisir et l'inciter à tenter sa chance à nouveau puisqu'il semble sur la bonne voie. Ce n'est pas un hasard si les machines à sous multiplient les combinaisons perdantes qui ressemblent aux gagnantes: en induisant en erreur le système cognitif des joueurs, elles leur font surestimer instinctivement leurs chances de gagner au prochain coup... jusqu'à ce qu'ils soient dégoûtés par une longue succession d'échecs. Or pour les accrocs du jeu, on s'est rendu compte que leur système dopaminique réagissait avec quasiment autant d'intensité quand ils faisaient ces coups "presque" gagnants que quand ils gagnaient effectivement. Du coup, au lieu d'être dépités par de trop nombreuses pertes, ces joueurs pathologiques sont regonflés à bloc à chaque fois qu'ils tombent sur un de ces coups "presque" gagnants. Persuadés que le prochain coup sera le bon, ils ne peuvent s'empêcher de rejouer, encore et encore. On peut imaginer que le dérèglement des niveaux de dopamine d'un patient comme A Klinestiver ait créé chez elle exactement le même type de surréaction à chaque fois qu'elle tombait presque sur une combinaison gagnante.

Sport et superstition

Dopamine et sports font naturellement bon ménage. D'une part l'exercice physique prolongé stimule la sécrétion de cette sacrée molécule, ce qui explique qu'on se sente si bien après une séance de sport (... enfin, quand on pratique régulièrement sinon, l'effet courbature l'emporte largement, je parle d'expérience!). Les hamsters qui courent sans arrêt dans leur roue qui tourne sont littéralement accrocs à la dopamine! D'autre part, ce n'est pas pour rien qu'on se dope aux amphétamines: la dopamine augmente à la fois l'endurance et la motivation. Les grands sportifs sont donc souvent de grands sécréteurs de dopamine devant l'éternel et je me demande si cette particularité n'explique pas en partie qu'on trouve autant de superstition dans le sport. Oh, bien sûr, on peut se contenter d'une explication psychologique: porter son maillot fétiche ou un pendentif porte-chance, lacer sa chaussure droite avant la gauche ou utiliser toujours le même casier au vestiaire peut donner au sportif l'impression qu'il contrôle la situation plutôt que de subir les lois du sort. Mais je me demande quand même si un petit excès de dopamine n'entretient pas aussi certaines tocades. Comme chez ces hockeyeurs canadiens qui m'ont bien fait rire...


Sources:
Hollerman & Shultz, Dopamine neurons report an error in the temporal prediction of reward during learning (1998, Nature, pdf)
L'histoire de Ann Klevinster est relatée (entre autres) dans un article du Boston Globe de 2007
L'article de Neurophilosophy sur le rôle des coups "presque" gagnants dans l'addiction aux jeux de hasard

lundi 20 décembre 2010

non-sens interdit

Part1: je veux une explication!
Pourquoi les ventes ont-elles baissé cette semaine? Comment se fait-il qu'on a perdu 0,01% de part de marché ce mois-ci? Je ne sais pas si vous avez remarqué, au boulot il faut toujours avoir une explication prête pour tout ce qui se passe, y compris pour des trucs manifestement aléatoires. Heureusement on ne demande pas à l'explication d'être rigoureuse et encore moins qu'elle soit vérifiée. Il suffit d'en trouver une qui soit suffisamment cohérente et raisonnable. Dans le fond ce besoin d'explication pour tout ce qui se passe d'important autour de nous est universel: nous sommes biologiquement programmés pour interpréter et trouver un sens aux choses, même quand elles n'en ont pas.

Dans une expérience célèbre des années 1970 on demandait à des femmes de juger de la qualité de quatre bas nylon sur des présentoirs devant elles. En réalité ces bas étaient rigoureusement identiques mais elles n'en savaient rien et elles ont fourni plus de 80 raisons différentes de préférer tel ou tel bas, en termes de couleur, de texture ou d'élasticité. Ne rigolez pas trop vite bandes de machos, personne n'échappe à la rationalisation a posteriori, c'est plus fort que nous. Il suffit de parcourir la presse financière pour se convaincre que les explications contradictoires ne font peur à personne quand il faut expliquer des cours qui jouent au yo-yo. Nassim Taleb rappelle malicieusement dans "Le Cygne Noir" que lorsque Saddam Hussein fut arrêté en 2003, Bloomberg diffusa coup sur coup deux flashes. Le premier, à 13H01 titrait: "Hausse des bons du Trésor américain; l'arrestation de Saddam Hussein pourrait ne pas enrayer le terrorisme". Le second, une demi-heure plus tard: "Chute des bons du Trésor américain; l'arrestation de Hussein accélère la perception du risque". Au moins ces dames avaient eu le bon goût de ne pas se contredire dans leurs explications, elles!

Un besoin universel...

Toutes les sociétés ont en commun d'avoir inventé une mythologie particulière, un récit fondateur qui explique pourquoi le soleil se lève, pourquoi on meurt, d'où vient la vie etc. "Une civilisation débute par le mythe et finit par le doute" écrivait Cioran... Cette mythologie originelle est la signature identitaire d'une société et la source de tous ses rituels. Comme dans ce passage irrésistible de Men in Black2 (après Cioran, la chute est brutale, pardonnez-moi) où un peuple de petits aliens enfermé depuis des générations dans le casier d'une consigne de gare vit dans l'ignorance de ce qui se passe de l'autre côté de la porte, et voue un culte étrange aux objets enfermés dans ce casier:

Ce besoin irrépressible de trouver des règles et d'y caler des rituels n'est même pas le propre de l'homme. Dans une expérience réalisée en 1948 le psychologue américain Burrhus Skinner enferma un pigeon dans une caisse munie d'un dispositif distribuant de la nourriture à intervalles réguliers. Les pigeons auraient pu se contenter d'attendre que la nourriture tombe toute seule, mais pas du tout! Trois fois sur quatre, l'animal est tenté d'attribuer le déclenchement de la distribution de nourriture à l'action qu'il est en train de faire pile à ce moment là. En répétant cette action, il reçoit de nouveau de la nourriture. Forcément, puisque celle-ci est distribuée à intervalles réguliers quoiqu'il arrive, mais le pigeon ne le sait pas et ce premier succès l'encourage à recommencer la manoeuvre. A force de renforcements répétés, il s'auto-conditionne pour ce comportement totalement absurde. Certains pigeons tournent sur eux-mêmes, d'autres tapotent la caisse à un endroit ultra précis, hochent la tête, battent des ailes, lèvent les pattes etc. Les pigeons deviennent littéralement superstitieux!


La preuve par l'illusion optique

On ne fait pas autre chose, remarque Skinner, lorsqu'au bowling on incline instinctivement son corps vers la gauche quand on vient de lancer la boule un peu trop à droite, comme si bouger son corps après coup allait rectifier la trajectoire. Nous sommes tous des pigeons en somme, programmés pour détecter sans cesse des relations de causalité, pour décoder le monde qui nous entoure. Certaines illusions optiques illustrent à merveille notre tendance irrépressible à trouver du sens au bruit. Dans le motif de Kanizsa (à gauche) par exemple vous ne pouvez sans doute pas vous empêcher de voir un triangle blanc au milieu de la figure car ce triangle fantôme donne du sens à la figure, en expliquant à la fois les encoches des trois disques noirs et les interruptions dans le tracé du triangle central. Sur l'image de Peter Ulric Tse (à droite) vous voyez probablement un cylindre fantôme en relief et la figue en noir vous semble nécessairement en 3D. Dans un autre registre, nous avons un biais naturel à voir des visages partout. Comme ces bébés oiseaux qui reconnaissent leur mère à la tâche rouge sur son bec, il nous suffit de voir deux points à la même hauteur avec un trait horizontal en dessous pour percevoir immédiatement un visage:
(source: ici)
Le plus étonnant en l'occurrence n'est pas tant notre capacité à détecter un visage que notre incapacité à ne pas en voir un. C'est l'expérience du masque de Chaplin, qu'on n'arrive pas à voir à l'envers:

Rien d’étonnant donc, à ce que les formes irrégulières des nuages, les constellations ou la surface des planètes soit un terrain de jeu fabuleux pour notre obsession à détecter des formes connues.
(source: Wikipedia)
En 2002 le neurologue suisse Peter Brugger s'est demandé si 'il existait un lien entre la sensibilité des personnes défendant des théories ésotériques ou surnaturelles et leur propension à distinguer des formes visuelles même lorsqu'il n'y en a pas. Pour le savoir, il a présenté à 20 personnes croyant au paranormal et à 20 autres plus sceptiques, des flashes très rapides d'images et de lettres représentant -ou non- des visages et des mots. Bingo! Les premiers ont cru distinguer beaucoup plus de visages et de mots qu'il n'y en avait en réalité, et inversement les seconds en ont décelé beaucoup moins.

Aux origines du besoin d'expliquer
D'où nous vient cette obsession à rechercher sans arrêt des relations de cause à effet? On peut penser qu'un tel instinct constitue un avantage adaptatif décisif quand il permet de repérer plus vite une proie, un prédateur ou un partenaire sexuel en s'aidant de très subtils indices. Dans les zones surpêchées, les poissons sont plus méfiants qu'ailleurs, alors qu'ils appartiennent à la même espèce. En tant qu'hominidé, nous aurions simplement poussé à l'extrême cette tendance innée à trouver des règles.
Sur un plan purement psychologique, donner du sens à tout ce qui nous entoure nous procure aussi la rassurante impression de maîtriser la situation, surtout quand ça va mal. On avait vu dans ce billet comment les patients atteints de syndromes neurologiques importants s’inventent des histoires rassurantes pour expliquer leur état. Une explication simple rend les situations difficiles plus supportables et d'ailleurs les théories du complot et autres croyances ésotériques n'ont jamais autant de succès que pendant les crises.
Mais l'hypothèse qui m'a le plus convaincu est que nous ne pourrions engranger de telles quantités d'informations si l'on n'avait pas des règles permettant de les retenir facilement. Notre cerveau n'est pas un ordinateur capable de mémoriser des millions d'informations indépendantes les unes des autres. Pour assimiler une nouvelle information il nous faut la relier au réseau de connaissances déjà en place. Ces liens logiques ou imaginaires permettent d'ancrer plus facilement ces nouvelles données dans le tissu de nos connaissances existantes. Les règles sont aussi la manière la plus efficace de réduire la quantité d'informations à mémoriser: comment feriez-vous si vous n'aviez pas intégré la loi qui veut que tous les objets tombent naturellement par terre, ou celle qui nous fait percevoir comme plus petit un objet lointain? Trouver une règle permet donc de retenir plus de choses en demandant moins de travail au cerveau. Pour rester dans la métaphore de la mémoire informatique, "donner du sens" c'est à la fois indexer l'information et la compresser.

Le sentiment du beau

Allez, pendant que je suis moi-même en pleine recherche de sens, je me lance dans une Xochipithèse un peu hardie. Vous avez certainement déjà éprouvé un sentiment de beauté devant une théorie incroyablement puissante, une formule parfaitement ajustée ou une démonstration particulièrement élégante. Bon admettons que ce soit le cas. J'émets l'hypothèse que cette sensation d'esthétique émerge du contraste entre la concision du résultat et la profusion d'informations qu'il représente. Si la formule S = k log W est gravée sur la tombe de Boltzmann et que l'on voue un tel culte à la célèbre équation E=mc² d'Einstein, c'est sans doute que l'on est saisi  par la portée immense de formules aussi lapidaires. La beauté proviendrait de l'extrême condensation d'une complexité. Le principe du rasoir d'Ockham (qui proscrit l'usage d'hypothèses superflues) serait d'une nature aussi esthétique que philosophique.

Certaines phrases me font le même effet dans tous les domaines, en psychologie ("L'humour est la politesse du désespoir"), en droit ("Nul ne peut invoquer sa propre turpitude", le fameux "Nemo auditur..."), en politique ("Gouverner c'est faire croire") etc. Une théorie ou une formule devient belle lorsque l'on ne peut ni la simplifier (c'est-à-dire la rendre plus concise) ni l'améliorer (c'est-à-dire augmenter sa portée). Je ne sais pas dans quelle mesure cette idée s'applique au monde de l'Art, où la concision n'est pas une vertu cardinale. Pourtant on peut aussi considérer qu'un poème est beau lorsqu'il est totalement irréductible, lorsqu'on ne peut retirer ni modifier aucun de ses mots sans altérer l'impression produite. C'est ainsi que je lis l'aphorisme de Paul Valéry -"Rien de beau ne peut se résumer". En tous cas,  je me dis qu'il y a sans doute là quelque chose à creuser...

La prochaine fois, je vous parlerai des mécanismes biologiques derrière tout ça. En attendant, je vous laisse savourer cette vidéo extraordinaire de Michael Shermer qui m'a inspiré sur ce sujet:


Autre source:
 
Nassim Nicholas Thaleb: Le Cygne Noir (chapitre 6)

Billets connexes

 Très précieuse auto-justification: sur les rapports complexes entre nos décisions et nos motivations.
Prodiges et vertiges de l'analogie - le remix: qui est un autre exemple du même phénomène

lundi 6 décembre 2010

L'homme, version bêta

L'exemple de la technologie vue comme une "boîte de Pandore" est une de ces analogies fascinantes dont je parlais dans un précédent billet. Après avoir déclenché Hiroshima, Tchernobyl, Bhopal et les marées noires, nous nous méfions des apprentis-sorciers. Plus question d'envisager l'introduction des OGM, des nanotechnologies ou des thérapies géniques sans se barder d'abord du "principe de précaution", sorte de préservatif mental contre tous les risques technologiques.
Ce qui me gêne avec cette image d'une "boîte de Pandore" est qu'elle suppose la technologie comme complètement extérieure à nous-mêmes. C'est évidemment le cas si l'on pense à une invention en particulier. Mais à l'échelle de l'humanité, la technologie a tellement influencé l'évolution de notre anatomie qu'elle en est devenue partie intégrante. Génétiquement par exemple: depuis que l'on a domestiqué le feu, notre système digestif s'est tellement modifié que nous ne digérons plus ni la viande crue et ni la plupart des végétaux si on ne les cuit pas. La cuisine est en quelque sorte devenu notre premier estomac.
L'invention des outils et des armes a également influencé notre morphologie: heureusement que l'on ne compte pas sur nos mâchoires et sur nos griffes pour chasser le gibier! L'élevage a sans doute aussi joué sur notre génôme par le biais de la sélection naturelle, tant la tolérance au lactose -transmissible héréditairement- a pu être un avantage génétique. Nous sommes donc génétiquement en partie le produit de la technologie. Je me demande même si nous aurions pu perdre à ce point notre pilosité si l'on n'avait pas généralisé l'usage des vêtements.

Notre cerveau s'est lui-même construit en partie autour de la technologie. On s'imagine habituellement que l'apprentissage de la lecture, du calcul ou d'un langage correspond à des connexions neuronales supplémentaires, acquises en plus de celles qui se seraient élaborées de toutes façons, un peu un tableau noir sur lequel on imprime des connaissances ou un disque dur qui enregistre des programmes nouveaux. Or ces images sont aussi simples que trompeuses car de tels apprentissages supposent non seulement qu'on ajoute mais aussi qu'on supprime certains acquis. L'apprentissage de la lecture, par exemple, tire parti de nos capacités mentales à reconnaître rapidement des formes élémentaires. Mas ce "recyclage neuronal" comme l'appelle Stanislas Dehaenea un inconvénient: nous sommes programmés pour considérer comme équivalents une forme et son image dans un miroir. C'est bien pratique car ça permet de reconnaître un lion instantanément, qu'il arrive depuis la droite ou depuis la gauche. Notez au passage que cette capacité à symétriser horizontalement n'a pas d'équivalent dans le sens vertical puisqu'on a bien du mal par exemple à détecter une anomalie sur un visage tourné à l'envers. C'est le fameux "effet Thatcher" dont vous vous rendrez compte en retournant l'image ci-dessous (source: ici)
Cette tendance instinctive à rendre la gauche et la droite équivalentes explique pourquoi les enfants écrivent souvent "en miroir" au début et ont du mal à distinguer entre un b et un d, entre un p et un q. Apprendre à lire et à écrire exige d'eux qu'ils désapprennent l'équivalence entre gauche et droite. Autrement dit l'apprentissage de la lecture transforme nos structures mentales en profondeur, en ajoutant certains automatismes et en éliminant d'autres, de sorte qu'ensuite on ne voit plus le monde de la même façon.

Le même principe de remodelage mental est à l'œuvre pour l'apprentissage du langage. Contrairement aux idées reçues, un très jeune enfant distingue plus de subtilités phonétiques qu'un enfant plus âgé. Anne Christophe explique (dans cette conférence) qu'à mesure que les enfants apprennent une langue, ils cessent de prêter attention aux phonèmes non pertinents dans cette langue jusqu'à ne plus pouvoir les distinguer. Apprendre une langue c'est donc à la fois ajouter et éliminer des facultés dans notre cerveau. Une langue n'est certes pas ce qu'on appelle une "invention technologique" mais ce processus de recyclage neuronal semble à l'oeuvre chaque fois qu'on acquiert une nouvelle faculté. On a mis en évidence par exemple un lien inattendu entre les ressources cérébrales utilisées pour calculer et celles dédiées à l'évaluation des distances. En étudiant les saccades involontaires des yeux, Stanislas Dehaene a découvert qu'une addition déplace notre attention spatiale vers la droite, et une soustraction vers la gauche, d'une distance proportionnelle aux quantités. On peut donc raisonnablement penser qu'à chaque fois qu'on apprend un nouveau savoir-faire (conduire une voiture, faire du ski, réparer un moteur, jouer aux échecs...), on modifie légèrement l'organisation interne de notre cerveau et que cette réorganisation influence à son tour nos comportements, nos capacités d'apprentissage etc.

A l'échelle de notre évolution biologique, la technologie a donc bel et bien contribué à notre construction neuronale et génétique. D'une certaine manière, nous sommes en partie le fruit biologique de nos propres inventions! Un bel exemple de bootstrapping qui m'amène à essayer de pousser cette idée un cran plus loin. Dawkins (que j'apprécie assez modérément par ailleurs) compare les organismes vivants aux véhicules de "gènes égoïstes" dont les plus réussis se diffusent en grand nombre. Ne pourrait-on pas de la même façon envisager l'espèce humaine comme l'incarnation du "progrès technologique", sorte de mème nous utilisant comme véhicule pratique pour se déployer le plus possible? Bien sûr, chaque société conserve la liberté de renoncer ou de contrôler ses avancées technologiques en fonction de ses croyances culturelles ou morales. Mais ce libre-arbitre n'a de sens qu'à court terme. L'histoire de l'humanité semble montrer qu'à l'échelle de plusieurs siècles, toutes les technologies accessibles finissent par se déployer au maximum de leur puissance, exactement comme les molécules de gaz finissent statistiquement par occuper tout l'espace qui leur est offert quelle que soit la nature du gaz. Nous serions comme des molécules de gaz, à la fois capables de contrôler notre lendemain mais incapables de résister à la longue à une forme de déterminisme technologique. Tôt ou tard, l'intégralité des avancées technologiques disponibles s'imposent à nous, quelles qu'en soient les conséquences. Dans cette perspective l'homme ne serait-il plus qu'un pur artefact de la technologie?

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Comment on lit sur les neurones de la lecture
Les neurones des nombres: sur ceux... du calcul.

dimanche 21 novembre 2010

Prodiges et vertiges de l'analogie - le remix

Sur les conseils d'Alexandre, je viens de finir "Prodiges et Vertiges de l'analogie", de Jacques Bouveresse et j'ai été un peu déçu. J'attendais d'y voir décrite la fascination de la pensée pour une analogie bien choisie, toujours plus convaincante qu'un raisonnement rigoureux, au détriment parfois du bon sens élémentaire. Manque de chance, Bouveresse se polarise sur la fameuse polémique déclenchée par Sokal et son essai est uniquement une dénonciation (convaincante du reste) des verbiages philosophiques à base de concepts scientifiques mal digérés comme le théorème d'incomplétude de Gödel ou le principe d'incertitude d'Heisenberg. Certes il fait parfois référence à notre penchant déraisonnable pour les belles images quand il écrit par exemple à propos d'une jolie formule de Régis Debray (sur lequel il s'acharne longtemps): "c'est évidemment beaucoup trop simple pour être vrai, mais c'est tellement bien dit que ça le devient." (p99). Mais il n'analyse pas les raisons qui rendent ces jolies formules aussi irrésistibles pour l'esprit que la lumière pour le papillon de nuit*.
N'ayant ni le talent ni l'érudition de Bouveresse, je vous propose dans ce billet une synthèse xochipillesque de ce que j'aurais aimé voir dans son essai. En substance, que l'analogie occupe une place centrale dans notre boîte à outils mentale. Son pouvoir de fascination pour l'esprit s'explique précisément parce qu'elle est LA méthode d'apprentissage et de mémorisation par excellence. Je me risque à penser que c'est grâce à cette faculté cognitive tout à fait primaire que nous constituons nos repères mentaux, notre représentation du monde, nos croyances, nos valeurs etc. Vous me direz ce que vous pensez de ce Bouveresse remixé.

La pensée abstraite naît de l'analogie
J'ai déjà raconté dans ce billet la puissance de l'apprentissage par association inconsciente. L'analogie est une forme élaborée de l'association mentale est tout aussi impressionnante. Pour vous en convaincre, essayons de décortiquer ce qui se cache derrière un mot abstrait (un meuble, une ville...). Le philosophe Wittgenstein a montré à qu'un terme comme "jeux" recouvre tellement d'activités différentes qu'il est impossible de leur trouver le moindre dénominateur commun: certains jeux sont amusants mais pas tous, ils se jouent parfois à plusieurs parfois tout seuls, il y a souvent des gagnants et des perdants mais pas toujours, tantôt des règles et tantôt aucune etc. Il faut donc renoncer à définir un jeu par un ensemble de conditions à remplir. "Et le résultat de cet examen, le voici : un réseau complexe de similitudes se chevauchant et s’entrecroisant ; parfois des similitudes globales, parfois des similitudes de détail. Je ne vois pas de meilleure expression pour caractériser ces similitudes que celle de ressemblance de famille car les diverses ressemblances entre les membres d'une famille : la conformation, les traits, la couleur des yeux, la démarche, le tempérament, etc., se chevauchent et s'entrecroisent de la même manière. Et je dirai : les 'jeux' forment une famille." Une activité est un jeu si elle ressemble suffisamment à tel ou tel autre jeu bien connu. Autrement dit, une abstraction se construit sur des analogies plutôt que sur des règles logiques.

L'analogie: une faculté cognitive très primaire
Cette comparaison mentale est sans doute une faculté cognitive très primaire puisqu'on peut comparer très facilement même si l'on n'a aucune idée des critères de comparaison. Prenez les genres musicaux par exemple. Si vous n'êtes pas un musicien chevronné vous êtes sans doute incapable de spécifier un style de musique (le jazz, le rock, la country, la salsa etc.) en termes de rythmes, de mélodies, d'harmoniques, de tempo etc. (perso, je me suis toujours interrogé sur ce qui fait la différence entre le "rock" et le "pop"; si vous avez une idée, ça m'intéresse) Et pourtant vous n'aurez aucune difficulté à étiqueter le style d'une chanson que vous écoutez pour la première fois, simplement parce que vous le rapprochez mentalement du style d'un autre morceau que vous connaissez.

Connaître c'est reconnaître

Poussons un cran plus loin le raisonnement. Lorsque vous croisez un ami par hasard dans la rue, vous le reconnaissez instantanément car vous associez automatiquement son image avec la représentation mentale que vous vous en faites. Idem quand vous reconnaissez une odeur ou un bruit: vous établissez naturellement une correspondance entre une perception réelle et une représentation mentale, en faisant abstraction des différences éventuelles. Borgès raconte dans une de ses nouvelles, l'histoire de Funès, un homme pourvu d'une mémoire si prodigieuse qu'il ne pouvait rien oublier. Funès éprouvait toutes les peines du monde à reconnaître les choses car il ne pouvait oublier les différences entre le chien qu'il avait vu la veille et le même chien aujourd'hui, vu sous un autre angle et sous une lumière différente.
Et si la connaissance relevait du même type de pontage mental, jeté cette fois non plus entre une perception particulière et une catégorie (le truc à poil tout bavant est un chien) mais entre plusieurs catégories différentes et une super-catégorie qui les englobe (les chiens et les chats, de la famille des mammifères)? C'est l'idée de Borgès quand il écrit à propos du malheureux Funès: "Je soupçonne cependant qu'il n'était pas très capable de penser. Penser c'est oublier des différences, c'est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funes il n'y avait que des détails, presque immédiats."  L'analogie serait alors le pilier de notre intelligence puisque penser = conceptualiser, concept = reconnaissance, et reconnaitre = faire une analogie.

La logique n'est rien sans l'analogie

Bien entendu, il existe d'autres processus mentaux qui structurent notre pensée, la logique par exemple ("Tous les hommes sont mortels, Socrate est un homme donc Socrate est mortel"). Mais tout rigoureux qu'il soit, un raisonnement ne s'ancre dans notre esprit que s'il réussit à s'associer à des illustrations concrètes qu'on mémorise facilement. C'est tout le principe des techniques mnémotechniques (source). Si la formule E=mc² est si célèbre, c'est qu'elle fait sens, c'est-à-dire qu'on peut lui associer une interprétation (l'idée que la matière est une forme d'énergie comme une autre), une application (les applications civiles ou militaires du nucléaire), des images (la formule elle-même, très simple ou encore les photos d'Einstein) etc. Notre mémoire et plus généralement nos représentations du monde ne trouvent leur place dans notre esprit que grâce au réseau hiérarchique d'associations, d'analogies qui se sont sédimentés dans notre cerveau.

J'ai trouvé dans mon podcast préféré (Radiolab, en anglais malheureusement) une illustration a contrario de cette idée. Eureqa (téléchargeable gratuitement ici) est un programme génial permettant d'inférer les équations de n'importe quel système à étudier (mécanique, électronique, biologiques etc) à partir simplement des données observées au cours du temps. Face à un mouvement mécanique, il retrouve tout seul toutes les lois de Newton, les lois de conservation de l'énergie de la quantité de mouvement etc. Dingue non? Un biologiste a donc voulu mettre à profit ce programme révolutionnaire pour comprendre la loi d'évolution d'un système biologique particulièrement complexe qui présentait de bien étranges récurrences. Eureqa lui a rapidement craché une équation très simple qui non seulement rendait parfaitement compte des observations, mais qui prédisait en plus d'autres motifs cachés qu'on a pu vérifier après coup. Sauf que le sens de l'équation proposée est jusqu'ici resté complètement opaque pour les chercheurs: la formule semble exacte mais on n'arrive pas à interpréter son sens et le mystère n'a fait que s'épaissir. Faute de pouvoir la relier avec d'autres lois connues, la formule découverte ne trouve pas sa place dans notre corpus de connaissance, elle est littéralement indigérable par notre esprit.

Ne pas confondre Eureqa et Eurêka!
Le programme Eureqa fournit des équations mais ne peut déclencher chez son utilisateur le fameux déclic qui marque la compréhension, cet instant délicieux où les choses prenne sens tout à coup en s'associant les unes avec les autres. L'image de la lumière qui s'allume au-dessus de la tête de celui qui vient de comprendre (source: iStockphoto/Kutay Tanir) semble particulièrement bien choisie: cet instant se traduit apparemment par une brutale transition dans le fonctionnement de nos neurones qui synchronisent soudain leurs décharges. C'en est presque lacanien: on raisonne en résonnant dans sa tête. Je n'ai rien trouvé dans la littérature au sujet de la décharge de volupté qui accompagne cet instant précis, mais je suis convaincu qu'il n'y a pas une grande différence de nature entre ce plaisir "intellectuel" et d'autres plaisirs plus charnels. Et il doit en être de même pour certains animaux, puisqu'on a découvert plusieurs dauphins sauvages s'entraînant spontanément à "marcher sur leur queue" rien que pour le plaisir de surmonter ce défi, après avoir côtoyé un de leurs congénères dressé à le faire puis remis en liberté.


Un raccourci pour l'intelligibilité du monde
Revenons à nos moutons. Nous avons, me semble-t-il, tous les éléments d'explications pour comprendre le pouvoir d'attraction des analogies bien choisies. L'analogie est d'autant plus tentante lorsque l'image employée est familière et que son association est naturelle avec l'objet en question. Si en plus, elle apporte une explication simple à un phénomène difficilement compréhensible, elle devient irrésistible. Il est devenu quasiment impossible de parler d'économie autrement que par métaphores sportives ou guerrières, du genre "La France gagne/perd la bataille de l'emploi"; "Le G20 en panne de croissance"; "Le MEDEF fait de la résistance", etc. Les problèmes commencent lorsque l'analogie est à la fois naturelle et biaisée.
- On l'a vu dans la série de billets sur la mondialisation, la fameuse image d'une guerre économique entre les nations est dangereuse car contrairement à la guerre, la
concurrence internationale n'est sûrement pas un jeu à somme nulle.
- Tout aussi trompeuse, l'image du gâteau économique qu'on partage (en parlant des emplois, des richesses etc) puisque bien souvent la taille du gâteau en question dépend en grande partie de la manière dont on choisit de le découper!
- En médecine, l'image de la fièvre brûlant le malade a longtemps conduit à la combattre alors qu'elle est la meilleure défense de l'organisme contre la maladie.
- En polique, la personnification du corps électoral est source des commentaires les plus farfelus ("l'électorat a voulu donner un avertissement mesuré au gouvernement" ou encore "les électeurs ont affiché un soutien prudent à tel candidat") comme si la moyenne des votes reflétait l'opinion de la majorité des votants.
- En biologie, la comparaison du cerveau à un ordinateur super-puissant a la peau dure, alors qu'elle passe sous silence le rôle prépondérant des émotions dans son fonctionnement.
- Il y a enfin les regrettables analogies pseudo-darwiniennes servant à justifier la survie des plus aptes ("survival of the fittest").

Evidemment tous les proverbes sont construits sur des analogies discutables ("on ne fait pas d'omelettes sans casser des oeufs" ou "un tien vaut mieux que deux tu l'auras"), et je ne vais pas m'amuser à en recenser toutes les limites. Mais à titre de salubrité publique, je laisse quand même ce billet ouvert pour y consigner les analogies faussement évidentes à mesure qu'elles me tombent sous le nez...

* Pour illustrer ma thèse toute xochipillesque, je mettrai les images ou les analogies en vert dans ce billet.

Sources:

Jacques Bouveresse: Prodiges et Vertiges de l'analogie

Billets connexes:

Eloge du pifomètre: comment la solution vient au rêveur
Commerce international: un exemple d'égalité! sur les analogies trop évidentes dans le domaine économique
Magic Pavlov: sur les prodiges de l'association mentale

mercredi 17 novembre 2010

Capa ou l'auto-réalisation

Robert Capa a-t-il vraiment existé?
Saviez-vous que l'histoire de Robert Capa est née d'une incroyable supercherie? Tout commence en 1934 lorsque Endre Friedmann, un jeune photographe hongrois arrive à Paris. Sa copine Gerda Pohorylle, une réfugiée juive allemande, tape les légendes de ses photos et lui sert d'agent auprès des rédactions parisiennes. Leur business marche moyennement jusqu'à ce qu'elle ait une idée de génie: ils s'inventent de toutes pièces un personnage dont ils seraient les agents, un célèbre photographe américain, censé être riche, chic et qui vivrait une vie trépidante, entre mondanités et reportages aux quatre coins du monde -donc injoignable. Les deux jeunes gens proposent désormais les photos d'Endre comme étant celles de ce fabuleux Robert Capa dont Gerda se prétend l'agent. Pour être plus crédible elle triple le prix des clichés et ça marche! Il faut dire qu'à l'époque personne ne pouvait googler pour vérifier. La manœuvre finit par être plus ou moins éventée mais cela n'empêcha pas les rédactions de Vu et Regards d'envoyer Endre et Gerda couvrir la guerre civile d'Espagne. Leurs photos (les siennes et celles de Gerda) font le tour du monde. Endre Friedman s'éclipse peu à peu derrière le mythique Robert Capa dont il adopte définitivement le nom. La légende forgée de toutes pièces en 1934 devient peu à peu réalité: après la mort de Gerda, tuée accidentellement pendant la guerre d'Espagne en 1937, Endre-Robert Capa couvre tous les champs de bataille avec un succès extraordinaire. En 1939, il émigre aux Etats-Unis et se fait naturaliser américain. Après la guerre, il mène la vie de flambeur qu'il avait imaginée pour son personnage, buvant des coups avec Hemingway, voyageant avec Steinbeck et jouant au poker avec John Huston. Il papillonne d'une maîtresse à l'autre, vivant dans des hôtels de luxe et dilapidant les fonds de la prestigieuse agence Magnum qu'il a fondée après guerre avec Cartier-Bresson. Et bien sûr il arpente tous les champs de bataille dont il tire des photos légendaires. Sa fin est digne de sa légende: il meurt en reportage, emporté par une mine en Indochine.

Les mystères des prophéties auto-réalisatrices Robert Capa a-t-il vraiment existé? Oui, bien sûr si on le considère simplement comme le pseudo d'Endre Friedmann. Non, si l'on reconnaît que le mensonge initial à son sujet fut sans doute ce qui lui a mis le pied à l'étrier. Le côté indécidable de ce mensonge qui n'en est pas vraiment un chatouille notre logique. Comme le baron de Munchhausen (la source de l'image est ici), qui parvient à se sortir du marais dans lequel il s'est embourbé, lui et son cheval, en tirant très fort sur ses cheveux, le mensonge sur Capa l'extirpe de sa condition et se convertit comme par magie en vérité. Ce processus de "bootstrap" (qui signifie littéralement "se soulever en tirant sur ses lacets") est le propre des prophéties auto-réalisatrices qui ne se réalisent que parce que leur énoncé bouleverse le cours des choses. La parole, pourtant bien humaine, crée la réalité comme si elle était divine et ce n'est sans doute pas un hasard si les oracles de la Pythie fonctionnaient sur ce principe, au grand malheur d'Œdipe. Moins classe mais plus proche de nous, Michael Vendetta est un quidam devenu ultra-célèbre simplement parce qu'il prétendait partout qu'il allait le devenir: la méthode Coué ou encore le wishfull thinking, ça marche... parfois! En tous cas, elles sont une belle illustration de ces réactions en cascade qui me fascinent tant.

Cascades collectives

L'emballement collectif à partir d'une vague déclaration ou d'une rumeur peut avoir des effets spectaculaires. En 1973 la rumeur courut aux Etats-Unis que le choc pétrolier allait entrainer une pénurie de papier toilette. Les gens se sont précipités pour refaire leurs stocks par simple précaution. Ce rush collectif a effectivement entraîné un début de pénurie qui a créé la panique, validant après coup la rumeur. Les bulles financières ou les krach boursiers obéissent au même principe, sans qu'il soit besoin d'incriminer traders ou hedge funds: déjà en 1637 le prix du bulbe de tulipe a atteint vingt fois le salaire annuel d’un artisan, créant la première bulle spéculative de l'histoire. Comment une telle folie est-elle possible? Très simplement: il suffit que chacun raisonne non plus en fonction de ce qu'il pense être le juste prix, mais en fonction de ce qu'il croit être l'opinion du marché sur ce prix (même s'il est lui-même persuadé que le marché se trompe). L'optimisme de quelques-uns provoque l'optimisme des autres qui renforce en retour l'optimisme général. Et l'inverse en cas de krach.


La courbe des prix lors de la Tulipomania, en 1637 (source: Wikipedia)
Même en temps normal, les prophéties auto-réalisatrices sont courantes sur les marchés boursiers. Elles fonctionnent un peu comme les raisonnements par récurrence en maths: pour que le marché soit influencé par le nombre de tâches solaires, il suffit qu'un expert reconnu montre qu'une telle influence a été bel et bien observée par le passé et prédise qu'une telle influence perdurera. Même si tout le monde trouve ça loufoque, chacun aura intérêt à prendre en compte la possibilité que d'autres suivront cette prédiction. Chacun spéculera donc comme s'il croyait lui-même en la prédiction, ce qui la validera à coup sûr. Vous rigolez mais pour le Dow Jones, la corrélation est assez spectaculaire, sans qu'on comprenne exactement pourquoi:

Evolution comparée de la moyenne du Dow Jones (DJIA moyenné sur 11 ans) et le nombre de tâches solaires (source: pdf)

Les sondages peuvent avoir le même effet, lorsque chaque électeur ajuste sa propre stratégie électorale en fonction des sondages, comme s'il s'agissait d'une réalité indifférente à ses propres choix. Les sondages peuvent ainsi crédibiliser telle ou telle candidature. En 2002 ils eurent l'effet inverse (prophétie autodestructrice) puisque les électeurs de gauche dispersèrent leurs votes en croyant acquise la place de Jospin au second tour.
Les boucles inter-individuelles
Si les préjugés ont la vie dure, c'est en partie parce qu'ils possèdent souvent ce don d'auto-réalisation. Nos attentes conscientes (ou inconscientes comme on l'a vu dans ce billet) influencent nos comportements de manière à les confirmer. Cette boucle comportementale connue sous le nom d'effet Pygmalion a été spectaculairement mise en évidence sur des rats de laboratoire. Des chercheurs ont fait croire à des étudiants qu'un groupe de rats (choisis en réalité au hasard) étaient particulièrement doués pour sortir d'un labyrinthe, contrairement à un autre groupe de rats n'ayant aucune aptitude particulière. Les étudiants se sont-ils montrés plus chaleureux ou plus amicaux avec le premier groupe? Toujours est-il que les deux groupes de rats se sont dans l'ensemble comportés conformément à l'étiquette qu'on leur avait attribuée (arbitrairement rappelons-le). De nombreuses expériences du même genre, avec des élèves qu'on présentait comme particulièrement doués à des examinateurs, ont confirmé cet étrange phénomène.

Dans le fond, la plupart des situations conflictuelles procède de ce genre de boucle auto-renforçante lorsque la méfiance de l'un attise celle de l'autre. Pareil pour les comportements pathologiques: la jalousie maladive par exemple ou la paranoïa s'alimentent de tous les efforts que l'entourage fait pour éviter de provoquer une nouvelle crise. Ce n'est pas une blague: on devient vraiment parano quand tout le monde conspire contre soi!

L'auto-suggestion: la capacité à se mentir à soi-même?
Lorsqu'elle fonctionne sans personne d'autre que soi-même, la prophétie auto-réalisatrice prend des allures de mystère. L'effet placebo par exemple, qui fonctionne parce que je crois dans la prédiction que le traitement me soignera. Son jumeau, l'effet nocebo qui fonctionne en sens inverse, est tout aussi spectaculaire.
Plus prosaïquement, l'auto-suggestion est un moteur puissant: on réussit d'autant mieux ce qu'on entreprend qu'on est persuadé (à tort ou à raison) qu'on va y arriver. Et tout comme Robert Capa, on accède rarement aux sommets sans une petite dose de mégalomanie. Est-ce cette évidence psychologique qui expliquerait qu'on ait trouvé en 1991que les meilleurs sportifs sont ceux qui parviennent le mieux à se duper eux-mêmes, c'est-à-dire ceux qui arrivent le plus facilement à être convaincu simultanément d'une chose et de son contraire? Voire que l'Espagne ait remporté la coupe du monde, simplement parce qu'un poulpe le lui avait prédit? Ce drôle de résultat serait en tous cas cohérent avec tout ce qu'on vient de voir: on a plus de chance de l'emporter si l'on est convaincu qu'on peut battre ses adversaires. Mais une telle conviction exige forcément qu'on ne tienne pas compte de toutes ses faiblesses. Autrement dit, pour être un battant il faudrait savoir se mentir un petit peu à soi-même, le moment venu. Tiens tiens...


Sources

La biographie de Robert Capa, sur le site de la BNF qui lui a récemment consacré une exposition.
Wikipedia, comme d'hab

Billets connexes
Conscience en flagrant délire, sur notre bonne-mauvaise foi
Discriminations en cascades, sur la manière dont naissent et s'ancrent les préjugés

dimanche 7 novembre 2010

Le principe de moindre action, un bijou de la physique.

Bon, voilà je savais qu'un jour ou l'autre je n'y couperais pas et c'est arrivé ce week-end. Je me préparais à la question depuis longtemps, collectionnant les explications pédagogiques, les démonstrations plus ou moins compréhensibles et les exégèses historiques sur le sujet. Ce week-end, donc, mon numberone m'a posé LA question qui tue: "d'où ça sort la loi avec les sinus sur la réfraction de la lumière?". Je m'attaque donc à la réponse aujourd'hui et en profite pour vous présenter le "principe de moindre action", une loi physique aussi méconnue que fascinante qui explique aussi bien les lois de l'optique que celle de la mécanique classique, relativiste ou quantique, rien que ça! Billet classé X bien sûr, mais si vous êtes allergiques aux maths vous pouvez quand même suivre ce billet (j'espère!) en sautant simplement les paragraphes réservés aux furieux. C'est parti!

Un peu de réflexion pour commencer.

On sait depuis toujours ou presque (depuis Héron d'Alexandrie au moins) qu'un rayon de lumière se réfléchit sur une surface selon un angle de réflexion (i2 sur la figure) égal à son angle d'incidence (i1), exactement comme une boule de billard rebondit sur une surface perpendiculairement à celle-ci.
 


La règle semble évidente, mais comment l'expliquer? Un indice: la trajectoire obtenue correspond comme par hasard à la plus courte possible, une fois qu'on s'est imposé le point de départ et le point d'arrivée. La démonstration de cette propriété n'est pas trop compliquée (Xochipillette est morte de rire):


Le rayon choisirait-il toujours le chemin le plus court pour relier deux points? Il faut voir, mais ça pourrait expliquer pourquoi il se déplace en ligne droite entre deux obstacles. Tiendrait-on là une loi universelle?

Comment ça, le maître-nageur n'est pas une lumière?
Quand un bâton est plongé dans l'eau il l'air brisé comme sur l'image (source ici) Au XVIIeme siècle, les savants se battaient pour trouver une explication rigoureuse de ce phénomène de réfraction. On se doutait bien que la vitesse de la lumière était différente dans l'air et dans l'eau et Pierre de Fermat se mit en tête de démontrer proprement ce phénomène en partant de l'hypothèse que la lumière suit toujours la trajectoire la plus rapide. Pour comprendre le problème, on prend d'habitude l'image suivante: imaginez un maître-nageur sur la plage, qui aperçoit une personne dans l'eau en train de se noyer. Quelle trajectoire doit-il prendre pour la secourir le plus vite possible, sachant qu'il va plus vite en courant sur la plage qu'en nageant dans la mer?

S'il choisit le parcours en ligne droite, il perdra du temps en nageant trop longtemps. Mieux vaut qu'il coure un peu plus loin pour avoir moins à nager. Pas trop quand même, car sinon il perdra trop de temps à courir! Pas triviale comme question, mais c'est du gâteau pour un génie comme Pierre de Fermat. "Un peu de géométrie pourra nous tirer d'affaire" comme il dit (je reprends ici la solution proposée en commentaire d'un billet d'Alexandre Moatti sur le sujet):
(Pour les furieux seulement)
Dans les triangles rectangles OFH et OFK, on a HF= OF sin i et OK= OF sin r
On en déduit que HF/OK= sin i / sin r = Vair/Veau 
Si on note {XY} le temps de parcours de X à Y on a donc {HF}={OK}
Par ailleurs AL>AO et LF>HF (car les triangles ALO et HLF sont rectangles)

donc AF>AO+HF qu'on peut réécrire en termes de temps de parcours {AF}>{AO}+{HF}
De même {FB} > {KB}
En additionnant ces deux inégalités on obtient {AF}+{FB}>{AO}+{HF}+{KB}
Or on a vu que {HF}={OK} cette inégalité s'écrit donc {AF}+{FB}>{AO}+{OK}+{KB}

donc {AF}+{FB}>{AO}+{OB}ce qui correspond à ce qu'on voulait montrer…

Le raisonnement est exactement le même si vous remplacez le maître-nageur par un rayon lumineux traversant dans deux milieux différents (eau et verre par exemple) en suivant le trajet le plus rapide. Ce qu'on appelle l'indice d'un milieu (noté n) est une quantité inversement proportionnelle à la vitesse de la lumière dans ce milieu. Si la lumière est aussi intelligente que le maître-nageur, elle adoptera le trajet le plus rapide, et passera donc par le même point O défini par la règle n1 sin(i) = n2 sin(r). C'est la loi de réfraction de Snell-Descartes!

Quand Fermat réussit à démontrer ce résultat en 1661 à partir du seul principe de "moindre temps" de la lumière il en est fasciné: "Le fruit de mon travail a été le plus extraordinaire, le plus imprévu et le plus heureux qui fût jamais". Il sent qu'il tient là une loi de la physique très générale qu'il appelle "principe d'économie naturelle", selon lequel "la nature agit toujours par les voies les plus courtes"*. L'histoire allait lui donner raison au-delà de tout ce qu'il pouvait imaginer...

De l'optique à la mécanique: le principe de moindre action
L'approche de Fermat est évidemment troublante pour un esprit rationnel: comment la lumière sait-elle que tel chemin est le le plus court et pas tel autre? Son principe semble par ailleurs violer le principe de causalité: comment le rayon connaît-il le chemin à prendre à partir de sa destination finale? Les esprits pieux de l'époque virent dans ce principe très simple et un peu magique l'expression d'une certaine perfection divine qui gouvernait toutes les lois de la physique. Comme l'écrivait Leibniz par exemple:
"Car étant donné, que la facture du monde tout entier est la plus parfaite qui soit et qu’elle a été exécutée par le créateur le plus sage, il n’arrive absolument rien dans le monde, dans lequel ne se manifeste pas un certain procédé de maximum ou de minimum ; c’est pourquoi on ne peut pas douter que tous les effets du monde puissent être déduits aussi facilement des causes finales, au moyen de la méthode des maxima et des minima, que des causes efficientes elles-mêmes" (cité par Jacques Bouveresse ici).
Autrement dit, Leibniz défendait un argument téléologique, c'est-à-dire qu'on pouvait expliquer les phénomènes naturels non plus à partir de leurs causes (les forces subies etc.) mais à partir de leur finalité. Le principe étant que le résultat obtenu sera obligatoirement le "meilleur" possible, c'est-à-dire un maximum ou un minimum.
Cette explication à l'envers fit sortir Voltaire de ses gonds et lui inspira la fameuse tirade sur Pangloss dans Candide (source de l'image: ici):

"Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigologie. Il prouvait admirablement qu'il n'y a point d'effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le baron était le plus beau des châteaux et madame la meilleure des baronnes possibles. "Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être autrement : car, tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes, aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses." (Candide, chap1)

Bon, mais il en fallait plus pour arrêter nos scientifiques dans leur quête d'un principe métaphysique. Après tout, les boules de billard se comportent comme des rayons lumineux quand elles roulent en ligne droite ou qu'elles rebondissent contre les parois; Maupertuis généralisa donc l'approche de Fermat à la mécanique et postula en 1744 ce qu'il appela un "principe de moindre action":
"Maintenant, voici ce principe, si sage, si digne de l'être suprême: lorsqu'il arrive quelque changement dans la Nature, la quantité d'Action employée pour ce changement est toujours la plus petite qu'il soit possible."
Plutôt que d'expliquer comme Newton le mouvement d'un corps en décrivant à chaque instant ses variations de vitesse et de position avec des lois du genre accélération= force / masse, Maupertuis conjecturait que l'on peut trouver directement sa trajectoire globale dès lors qu'on en connaît les points de départ et d'arrivée. Sa méthode est audacieuse: parmi toutes les trajectoires possibles et imaginables entre ces deux points, la seule que choisit la nature est celle qui maximise (ou minimise) sa fameuse "action". Un petit schéma vaut mieux qu'une longue explication:
Optimiser oui... mais quoi exactement?
Quelle était cette "action" que la nature s'efforce de rendre extrêmale? Pour Maupertuis, c'était l'accumulation de la quantité de mouvement de la particule, le long de sa trajectoire. De son côté, Euler, qui aida Maupertuis à formaliser proprement sa théorie, penchait plutôt sur l'accumulation d'énergie potentielle (celle que confère l'altitude par exemple), tous les corps cherchant spontanément à se mettre dans l'état d'énergie potentielle la plus faible. Ce fut Lagrange qui mit  tout le monde d'accord  en 1788 avec une formulation générale encore en vigueur aujourd'hui. Dans le cas particulier d'un corps soumis à un potentiel (la gravité, les forces électromagnétiques par exemple), la quantité que la trajectoire réelle minimise à intervalle de temps donné, est la moyenne de la différence entre énergie cinétique (T) et énergie potentielle (U).

Pour les furieux:
L'action de Lagrange s'écrit:



S= action entre les points a (au temps ta) et b (au temps tb)
£= Lagrangien du système, fonction de la position, la vitesse et du temps
T=Energie cinétique (½mv²)
U=Energie potentielle (fonction de la position)
Pour Maupertuis, l'action s'écrivait plutôt:
  
Dans le cas où l'énergie totale est constante et peut s'écrire E=T+U, les deux approches coincident. On peut en effet écrire que T-U = 2T -E = E+T-U = E-2U
Puisque E est une constante, il revient au même de chercher l'extrêmum de T-U (comme le fait Lagrange), de 2T (comme Maupertuis) ou de U (comme Euler)!
On peut aussi démontrer le principe de Fermat en partant de l'action de Lagrange, mais c'est beaucoup plus compliqué!

Non seulement ça marche, mais il montra en plus l'équivalence parfaite entre son principe reformulé de moindre action et toutes les lois (causales) de Newton. (voir la démonstration ici par exemple). Fortiche ce Lagrange. Seulement voilà, je ne sais pas pour vous, mais moi cette histoire de minimisation de la "différence entre énergie cinétique et potentielle" ne me parle pas du tout. Autant je vois bien à quoi correspond la somme de ces énergies -l'énergie totale (E) qui se conserve- autant le sens physique de leur différence (T-U) m'échappe. D'ailleurs  je ne dois pas être le seul, car ce principe de moindre action est souvent vu comme une espèce d'artifice mathématique plus ou moins abscons.  A force de chercher, j'ai pourtant fini par trouver une interprétation physique à chacune des trois expressions de ce principe de moindre action tel qu'exprimé par Lagrange, Maupertuis et Euler. A vous de choisir celle qui vous parle le plus!

Une certaine répugnance à changer de vitesse
L'expression de Maupertuis à base de quantité de mouvement me semble finalement la plus simple à comprendre: pour changer la quantité de mouvement d'un corps il faut une force, il paraît logique que la trajectoire "choisit" soit celle qui évite au maximum de subir l'action de ces forces. J'y voit l'analogue d'une loi du moindre effort, de la résistance au changement etc. Je sollicite par avance l'indulgence du lecteur si je dis une ânerie, mais j'y vois aussi la raison pour laquelle la balle au golf a la facheuse tendance à contourner le trou plutôt que d'y rentrer et d'en ressortir éventuellement.
Selon le principe de Maupertuis la bille emprunte la trajectoire accumulant le moins d'énergie cinétique moyenne en un temps donné (le calcul est dans l'encadré ci-dessus). Or l'énergie cinétique varie avec le carré de la vitesse, donc entre le point de départ et d'arrivée, sa moyenne sera toujours supérieure au carré de la distance parcourue (AB sur le schéma) divisée par le carré du temps imparti (t). Plus la vitesse variera, plus l'énergie cinétique moyenne sera grande.D'après le principe de Maupertuis, la bille "répugnera" donc à emprunter les trajectoires où la vitesse varie dans tous les sens. Si elle doit passer par le trou puis en ressortir, sa vitesse va augmenter brutalement quand elle y plonge puis diminuer quand elle en sort. Pas bon en termes d'action ça! Mieux vaut qu'elle contourne gentiment le trou sans accoups dans sa vitesse et tant pis pour le joueur...

Pourquoi la différence entre énergie cinétique et potentielle?

Laissez une balle verticalement et laissez la retomber dans votre main. Elle monte très vite, ralentit, s'arrête, puis redescend en accélérant. Si on mesure l'évolution de son altitude en fonction du temps, on obtient une courbe parabolique qui ressemble à ça:
La balle passe peu de temps aux basses altitudes (U est alors faible), lorsque sa vitesse est grande (donc T aussi). Comme ces phases de décollage et d'atterrissage sont courtes, elles contribuent peu à la moyenne de T-U sur la durée totale de la trajectoire. Ca tombe bien puisqu'à ce moment là T-U est grand. A l'inverse, la balle passe beaucoup plus de temps à hautes altitudes (quand U est grand), et à faible vitesse (quand T petit). Pas bête la balle, car du coup la faible valeur de T-U contribue pour beaucoup à la moyenne. Bref, la trajectoire de la balle semble bien optimisée. Vous pouvez essayer toutes les autres formes de courbes tarabiscotées, dès lors que départ, arrivée et durée sont fixés, la parabole décrite effectivement par la balle est la courbe qui minimise le plus la moyenne de T-U.

Evidemment ces considérations n'ont pas beaucoup d'intérêt si on reste dans des cas aussi simples. Mais dans la vraie vie, on a souvent affaire à des formes de champs (électromagnétiques notamment) affreusement compliqués dont on peut éventuellement connaître la valeur approchée en tous point de l'espace mais certainement pas l'équation globale. Impossible donc d'appliquer les lois de Newton si on ne connaît pas l'équation du champ! Par contre, l'approche précédente de recherche de trajectoire optimale est super simple: il suffit de simuler informatiquement différentes trajectoires de durée fixe et de calculer pour chacune la quantité totale T-U. accumulée. La trajectoire réelle sera celle qui minimise cette quantité : fastoche!

Des géodésiques dans l'espace?
Revenons un instant sur l'approche de Fermat. La lumière minimise son temps de parcours dans le milieu, autrement dit elle suit une géodésique: une droite quand l'indice du milieu est constant, une courbe lorsqu'il varie. Comme le temps de parcours est proportionnel à l'indice, le trajet réellement emprunté par la lumière est celui qui minimise la moyenne de l'indice le long de la trajectoire. Pour la lumière, un indice élevé a donc exactement le même effet qu'une distance plus grande, autrement dit les variations d'indice indiquent une déformation de la métrique de l'espace pour le rayon lumineux.

Dans le cas d'un corps soumis à des forces dérivant d'un potentiel  (gravité, champ électrique ou magnétique...), on a vu que le principe de moindre action peut s'exprimer comme la minimisation de la moyenne de l'énergie potentielle le long de la trajectoire réelle (c'est l'approche d'Euler). Il y a donc une analogie formelle entre l'indice du milieu pour la lumière et l'énergie potentielle U pour le corps en mouvement. On peut du coup considérer les trajectoires physiques comme des géodésiques d'un espace déformé par un champ d'énergie potentiel. Autrement dit selon le principe de moindre action à la sauce d'Euler, il y a équivalence entre le mouvement d'une particule soumise à un potentiel indépendant du temps dans un espace euclidien et la trajectoire d'une particule libre dans un espace courbe. D'après  Jean-Louis Basdevant (dans son cours sur le sujet) Einstein aurait bien eu cette idée en tête dès 1908 lorsqu'il construisit sa théorie de la relativité générale, théorie qui conclut justement que la gravitation courbe la trajectoire de la lumière de la même manière qu'un changement d'indice optique.

Cela étant, Jacques Léon avec qui j'ai eu le plaisir d'échanger sur ce sujet m'a indiqué les limites de cette analogie dans le cas des corps physiques. L'intensité de l'énergie potentielle pour un objet dépend non seulement de sa position mais aussi de sa masse. Donc le simili-"indice de réfraction gravitationnel" n'est pas une propriété intrinsèque de l'espace puisqu'il dépend de la masse du corps en mouvement. Ce problème-là ne se pose pas avec la lumière car les photons ont une masse nulle: les trajectoires de la lumière sont de vraies géodésiques d'espace-temps alors que les trajectoires des corps massifs n'en sont pas vraiment.

Un principe unificateur fascinant

Depuis que Hamilton et Jacobi lui ont donné sa formulation moderne, le principe de moindre action a trouvé des applications dans tous les domaines.  Le formalisme lagrangien est très pratique car il s'applique à n'importe quel système de coordonnées (sphériques, cylindriques ou composite). Et lorsque le mouvement est contraint par des obstacles ou des liaisons entre éléments d'un système, c'est un jeu d'enfant  que d'intégrer ces contraintes dans les équations de Lagrange (sous forme de multiplicateurs de Lagrange pour ceux que ça intéresse).

Il n'existe à ma connaissance pas un seul domaine de la physique dont l'évolution ne puisse être décrite comme une maximisation ou de minimisation de quelque chose: la forme des bulles de savon, des alvéoles des nids d'abeilles, des spirales de la nature etc. peuvent toujours s'expliquer par la maximisation d'une certaine fonction du système. Le principe de moindre action est la seule théorie qui n'ait pour l'instant jamais été pris en défaut. Mieux, elle permet de retrouver à peu près toutes les lois de la physique! Grâce à lui, Emmy Noether a montré que derrière chaque symétrie des lois de la nature se cache une loi de conservation d'une certaine grandeur physique. David Hilbert a retrouvé les équations de la relativité générale à l'aide de ce principe. Enfin ce principe étrange s'est avéré parfaitement compatible avec les bizarreries de la physique quantique. Au point que Richard Feynman en a fait, avec son concept "d'intégrale de chemin", le fondement de son électrodynamique quantique, théorie qui permet selon lui "de décrire tous les phénomènes du monde physique, à l'exclusion des effets gravitationnels".

Bref, depuis 300 ans le principe de moindre action n'a  cessé d'inspirer toute l'histoire de la physique et je suis fasciné par la quantité et la puissance de ses applications à partir de son énoncé tout simple, voire simpliste. Est-ce parce que son pouvoir d'unification continue de nous effrayer un petit peu qu'il n'est enseigné ni au lycée ni en prépa? A une époque où l'on déplore le désintérêt des jeunes pour la science, on ne perdrait rien à leur montrer ce petit bijou des lois de la nature.

* Pour être exact, la lumière suit toujours un trajet dont la durée est extrêmale: minimale le plus souvent mais il arrive que ce trajet soit maximal. Pour simplifier ce billet qui est déjà bien assez compliqué comme ça, chaque fois que je parle de "minimum" ou de "maximum" il faut lire "extrêmal"...

Sources:
R Feynman: The principle of least Action, special lecture (pdf)
L'article de Wikipedia sur le sujet
Une excellente synthèse (en format ppt) sur le sujet
La conférence de Florence Robine en 2007 (pdf)

Le cours de Jean-Louis Basdevant et Christoph Kopper: Principes variationnels et mécanique analytique (également en pdf)

Billets connexes:
Le théorème de Noether: couteau suisse de la physique
Billet classé (puissance) X: pourquoi on retrouve toujours la suite de Fibonacci dans le cœur des tournesol, les pommes de pin etc...

vendredi 29 octobre 2010

Les civilisations: encore une affaire de scrabble?

Lire les bouquins de Jared Diamond est doublement réjouissant. D'abord parce qu'il est rare de voir un essai s'attaquer à des questions aussi fondamentales que celles de la naissance, la croissance ou la mort des civilisations dans l'histoire de l'humanité. En 500 pages, Diamond passe en revue les 10 000 dernières années sur tous les continents. Ensuite ces sujets compliqués sont d'habitude traités sous le prisme d'une seule discipline: l'ethnologie (Claude Lévi-Strauss), l'histoire économique (Fernand Braudel) ou la philosophie. Diamond réussit au contraire à mobiliser toutes les disciplines scientifiques avec bonheur, de la génétique à la paléo-anthropologie, en passant par la géographie et la linguistique. Je ne crois pas avoir lu un essai aussi multi-disciplinaire.

Ce feu d'artifices méthodologique m'a donné envie de vous faire partager les conclusions étonnantes de son livre sur "l'inégalité parmi les sociétés". Dans cet essai, il tente de comprendre les raisons pour lesquelles l'humanité s'est développée à des rythmes différents selon les régions du monde et pourquoi l'Europe a mieux réussi matériellement que l'Afrique, l'Amérique ou l'Australie. Récusant évidemment tout argument racial, Diamond soutient de manière assez convaincante me semble-t-il, une forme de déterminisme géo-climatique qui balaie pas mal d'idées reçues.

Quand devient-on agriculteur plutôt que chasseur-cueilleur?
Vu de notre vingt et unième siècle, on pourrait se dire que les premiers hommes n'étaient pas bien malins de cavaler toute la journée après leur casse-croûte, au lieu de faire tranquillement pousser des tomates et d'élever des moutons. Pourquoi a-t-il fallu autant de temps pour que les chasseurs-cueilleurs comprennent leur méprise? Et pourquoi certains peuples l'ont-ils compris particulièrement longtemps après les autres, la palme de l'entêtement revenant aux aborigènes d'Australie qui n'avaient toujours pas troqué leurs boomerang contre le soc d'une charrue lorsque les Anglais débarquèrent pour leur montrer comment faire.

Ce questionnement naïf part du présupposé que les végétaux cultivables ont toujours été disponibles partout dans le monde. Erreur tragique! Il suffit de regarder à quoi ressemblait le téosinté, ancêtre du maïs pour comprendre le malentendu (à droite, l'évolution du maïs, tirée de Wikipedia).

Non seulement les plantes se prêtant à la culture sont très rares, mais en plus leurs ancêtres sauvages ont dû être laborieusement sélectionnées par l'homme avant de présenter le début du commencement d'un intérêt agricole. En effet, la sélection naturelle agit souvent à rebours de nos intérêts de cultivateurs:
- la plupart des plantes sauvages font de petites graines, à écorce dure, qui sont dispersées aux quatre vents dès qu'elles arrivent à maturité (ce qui augmente leur chance de dissémination);
- rares sont les plantes à germination rapide et régulière: la plupart des espèces sauvages ont tendance à attendre les conditions météorologiques propices pour germer, ce qui rend les récoltes aléatoires;
- les plantes font en général beaucoup de cellules fibreuses (feuilles, tige ou tronc) et peu de graines. Leur rendement énergétique est donc en général très faible;
- elles sont souvent interfécondes, autrement dit elles se croisent les unes avec les autres.
Pour obtenir, une plante potable dans le potager, il faut donc détricoter des millions d'années de sélection naturelle: d'abord trouver une plante annuelle, nourrissante. Ensuite il faut sélectionner patiemment les plants qui produisent les plus grosses graines, ayant une écorce fine et ne tombant pas par terre quand elles murissent. Et pour avoir une chance d'y arriver, mieux vaut partir d'une plante auto-féconde sinon la sélection artificielle est beaucoup plus compliquée. Bref les candidats ne sont pas légion. Pour preuve: 80% des plantes consommées actuellement proviennent d'une petite dizaine d'espèces (blé, maïs, riz, orge, sorgho, soja, pomme de terre, manioc, patate douce et banane) qui sont celles que l'on cultivait déjà il y a plusieurs milliers d'années. Comme le souligne Diamond, "Le fait même qu'on ne soit pas parvenu à domestiquer une seule grande plante alimentaire dans les temps modernes donne à penser que les Anciens ont réellement pu explorer la quasi-totalité des plantes sauvages utiles et domestiqué toutes celles qui valaient la peine de l'être."

Par dessus le marché les ancêtres de ces espèces providentielles ne poussaient qu'en très peu d'endroits au monde. L'Eurasie est plutôt bien lotie, mais le continent américain beaucoup moins tandis que l'Australie et l'Afrique australe en sont presque dépourvus. Allez donc faire votre potager quand vous n'avez aucune graine à y planter!
Sources: à gauche, illustration extraite du blog de SSFT, à droite extrait du livre de Diamond, p206
L'axe Est-Ouest des continents
D'autres facteurs physiques comme les déserts ou les montagnes isolent naturellement certaines régions de la diffusion des pratiques agricoles. Mais, selon Diamond, l'orientation des continents joue aussi un rôle important car les espèces végétales se disséminent plus facilement entre régions situées à une même latitude et qui ont, sinon le même climat, du moins le même cycle dans la durée des journées. C'est ainsi que toutes les cultures céréalières d'Europe et d'Asie dérivaient de la même souche ancestrale. A l'inverse, l'orientation Nord-Sud du continent américain expliquerait pourquoi le maïs cultivé au Mexique ait mis autant de siècles à remonter vers les Etats-Unis. Contrairement au continent européen, la plupart des cultures céréalières du Nouveau Monde semblent avoir été découvertes indépendamment les unes des autres.

Et le bétail alors?
Nous souffrons de la même myopie historique concernant l'élevage. Le nombre d'espèces mammifères domesticables est incroyablement réduit! Seuls les herbivores paisibles, peu territoriaux, acceptant de se reproduire en captivité et vivant en large troupeaux non hiérarchisés socialement se prêtent à la domestication. C'est grâce à une alchimie de caractères très subtile qui fait que le cheval est domesticable alors que ses cousins le zèbre et l'onagre ne le sont pas. Parmi les 148 mammifères non carnivores pesant plus de 45 kilos, seuls 22 se prêtent à l'élevage. Pour le reste, on obtient au mieux des animaux "apprivoisables", comme les éléphants, mais il s'agit alors d'animaux sauvages domptés qui se reproduisent très mal en captivité. Là encore, l'Eurasie est particulièrement bien dotée, puisqu'on y trouve 13 des 14 espèces de grands mammifères domesticables. Malgré une profusion d'animaux sauvages, l'Afrique subsaharienne, les Amériques et l'Australie étaient nettement moins gâtés:

EurasieAfrique Sub SaharienneAmériquesAustralie
Espèces candidates72


51241
Espèces domestiquées13010

L'orientation des continents influence aussi la diffusion des pratiques d'élevage (sans que l'explication de Diamond me paraisse très claire). Le très grand axe Est-Ouest du continent eurasien expliquerait la diffusion massive des mêmes animaux domestiques (porcs, moutons, chèvres, vaches, chevaux) de l'Irlande à l'extrêmité de la Chine. A l'inverse, le lama des Andes, la dinde d'Amérique du Nord ou le buffle d'eau d'Afrique occidentale sont restés confinés dans une étroite bande de latitude sans diffuser dans le sens Nord-Sud.

La cascade du progrès
Ces trois facteurs environnementaux -disponibilité d'espèces végétales cultivables, présence d'animaux domesticables et orientation Est-Ouest des continents- ont constitué selon Diamond les causes ultimes de l'essor des peuples du continent eurasien:


Une partie du schéma est assez intuitive: la production agricole fixe les populations qui abandonnent leur ancien mode de vie de chasseurs-cueilleurs. Les surplus alimentaires permettent aux sociétés de grandir et de s'organiser de façon plus complexe. En se spécialisant, les individus peuvent innover chacun dans leur domaine: l'écriture est née du besoin de comptabiliser la production et les échanges. L'explication est assez classique, mais j'ai été frappé par l'enchaînement de causes et d'effets se renforçant les uns les autres:

- Les popularisations sédentarisées ont eu plus de facilité pour améliorer leurs techniques de culture, ce qui a contribué à les sédentariser davantage.
- A mesure que la population s'accroissait grâce aux surplus alimentaires, la production alimentaire est devenue la seule manière de nourrir tout le monde, la chasse et la cueillette n'y suffisant plus; le mode de vie agricole est un processus auto-renforçant (à condition de ne pas surexploiter les terres).
- Les sociétés plus complexes ont eu davantage de possibilités d'améliorer les conditions de vie et donc d'accroître leur taille, ce qui les a contraint à se complexifier encore davantage.
- La spécialisation a favorisé l'innovation mais l'inverse est aussi vrai:  scribes et forgerons sont devenus nécessaires après l'invention de l'écriture et du travail des métaux.
- L'utilisation d'animaux domestiques a puissamment contribué à l'amélioration de la production alimentaire en fournissant l'engrais, le moyen de transport et l'aide musculaire pour les travaux des champs. Et du côté innovation, il suffit de noter que la roue n'a été inventée que dans les sociétés ayant des animaux capables de tirer des charges (et encore, pas dans les Andes).
- L'orientation Est-Ouest des continents et l'absence de barrière naturelle a boosté tous ces facteurs en facilitant la diffusion des connaissances et des techniques entre sociétés, par le commerce ou par la guerre.
Bref, tous ces facteurs se sont multipliés entre eux, comme autant de catalyseurs dans une réaction chimique.

Avantage: Europe!

Contrairement aux autres continent, l'Eurasie avait tous les atouts pour réussir: des plantes cultivables, des animaux domesticables et un territoire orienté Est-Ouest sans rupture majeur au milieu: pas étonnant qu'elle ait pris autant d'avance sur l'Amérique, l'Afrique et l'Australie. Dans leur conquête de ces trois continents, les explorateurs européens avaient l'avantage de l'équipement (l'acier), des armes, de la connaissance et des moyens de transport (le cheval). Par dessus le marché, ils ont apporté en Amérique des maladies infectieuses qui ont décimé les indigènes. Ce n'est pas non plus un hasard si l'on en croit Diamond: la plupart de nos maladies infectieuses sont héritées de celles de nos animaux domestiques, auxquels ni les Aztèques ni les Incas n'avaient été exposés jusqu'alors. La domestication animale aurait donc fourni indirectement une arme bactériologique radicale aux conquistadores qui purent ainsi vaincre à un contre cent.

Reste à comprendre pourquoi ce fut l'Europe occidentale et non pas l'Asie Mineure (le berceau des civilisations) ou la Chine, qui imposa son modèle de civilisation.
Pour l'Asie Mineure, Diamond expédie la question assez vite: la surexploitation des forêts y a rapidement appauvri les sols et transformé un pays de Cocagne comme l'Irak en un désert aride. Il examine en détail dans son autre bouquin ("Effondrement") le mécanisme par lequel les sociétés disparaissent, à force de trop puiser dans leur environnement.

La Chine, victime d'unification trop précoce?
Le cas de la Chine est plus étonnant. Cette région avait également tout pour réussir: un vaste territoire bien desservi par de longs fleuves et dont les régions sont facilement reliables les unes aux autres, une nature riche en végétaux cultivables et en animaux domesticables, un écosystème résistant à l'agriculture. Tous ces facteurs ont effectivement facilité l'essor précoce de la production alimentaire et le décollage rapide de la technologie: on doit à la Chine l'invention de la fonte, du papier, de la poudre à canon etc. La société s'est également rapidement structurée en royaumes puis en un Empire unifié dès 220 av JC. Mais selon Diamond, cette unification (trop) précoce a paradoxalement fini par pénaliser son développement: "La cohésion de la Chine a fini par devenir un handicap, car la décision d'un despote suffisait à arrêter une innovation, ce qui fut le cas à maintes reprises". Par exemple, alors que la Chine était prête à conquérir le monde à bord de ses immenses navires au début du XVe siècle, une querelle de pouvoir suspendit toute expédition maritime pendant des siècles. Pendant ce temps, en Europe, Christophe Colomb essuya de nombreux refus dans chacune des puissances européennes jusqu'à en trouver une qui accepte de le financer. La concurrence acharnée entre les pays d'Europe a finalement constitué un stimulant pour l'innovation et la diffusion des technologies tandis que la Chine se développait au rythme des caprices du pouvoir central. Plus près de nous, les ravages de la Révolution culturelle sur l'élite intellectuelle chinoise donnent une idée des effets désastreux d'une telle dépendance. A l'inverse les spectaculaires réussites de la politique de l'enfant unique et du sursaut économique actuel sont le versant positif d'une telle centralisation.

Pourquoi l'Europe est-elle restée divisée alors que la Chine s'est unifiée très rapidement? La réponse de Diamond se lit une fois de plus dans les cartes géographiques:
La côte de la Chine est assez lisse, avec peu de très grandes îles et ses différentes régions sont bien reliées entre elles de sorte qu'aucune n'a pu s'émanciper du reste du pays. A l'inverse, l'Europe possède plusieurs péninsules assez isolées les unes des autres et de hautes montagnes divisant l'intérieur du continent. Ces barrières naturelles ont empêché l'unification -politique, linguistique, économique- des différentes régions mais sans pour autant freiner la diffusion des techniques et des idées. Finalement, la comparaison entre l'histoire de la Chine unifiée et de l'Europe balkanisée illustre à merveille les effets amplificateurs d'une société globalisée, pour le meilleur et pour le pire.

La théorie de Diamond me plaît bien parce qu'elle est plus probabiliste que déterministe: la combinaison de conditions écologiques plus ou moins favorables permet de prédire la vitesse de développement d'une société et ses rapports de force avec ses voisines. Evidemment les décisions humaines jouent un rôle majeur sur le cours de l'histoire, mais l'analyse de Diamond se place à l'échelle de la civilisation, pas du siècle. Ou plutôt à l'échelle des grandes évolutions historiques: millénaire au début, séculaire ensuite et décennal finalement lorsque tout s'accélère sous l'effet multiplicateur des combinaisons. A moins que sous l'effet de contraintes politiques (comme pour la Chine), écologiques (pour le Croissant fertile) ou militaires (l'invasion de l'Empire Romain par les barbares), ce rythme ne ralentisse jusqu'au déclin de la civilisation. Vous allez me dire que ça tourne à l'obsession, mais j'y vois encore une explication raisonnable au fait les sociétés progressent très vite à un moment donné, puis après avoir atteint un maximum, ralentissent leur croissance jusqu'au déclin. Exactement comme les évolutions biologiques ou le score dans une partie de scrabble dont je parlais dans le billet précédent.

Sources:
Jared Diamond: De l'inégalité parmi les sociétés

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