mardi 16 février 2010

Synapses en Do Majeur (2)

Second mouvement: consonance objective, discordance subjective?


La musique est dans la nature, certes. Mais un concert de chants d'oiseaux n'a jamais fait salle comble à l'Olympia et finalement seules les compositions musicales humaines sont susceptibles de déclencher en nous une aussi grande palette d'émotions. Ce qui fait la différence entre une suite de sons et une œuvre musicale, c'est la structure du langage musical. Dans cette grammaire un peu spéciale, la syntaxe et la conjugaison règlent l'enchaînement des notes, des rythmes et des mélodies plutôt que celui des mots. Vous n'avez aucune idée de quoi je parle? Rassurez-vous, moi non plus. Mais c'est sans importance, car pas besoin d'avoir fréquenté le Conservatoire pour sentir quand un morceau se termine ou pour détecter une fausse note. Sans les avoir appris, nous sommes extrêmement sensibles à ces mystérieuses règles musicales dont la moindre violation nous fait réagir instantanément. Un peu comme si pouvait faire un sans-faute à la dictée de Pivot sans avoir jamais ouvert un Bled. Un vrai rêve d'écolier, en somme...


L'échelle universelle de la consonance

D'où vient cette expertise naturelle? On n'en sait trop rien, mais on commence à comprendre par exemple pourquoi deux notes semblent plus ou moins consonantes. Il n'y a pas de définition précise à la consonance, mais, en gros, deux notes séparées par un octave, ou une quinte (Do-Sol par exemple, les premières notes de la Marseillaise) sonnent agréablement à l'oreille, comme une phrase bien construite.

A l'inverse, les notes d'un intervalle dissonant forment comme une phrase incomplète, qui appelle une suite (les deux premières notes de Frère Jacques par exemple). Jouées ensemble, elles donnent parfois une sensation étrange, comme le son du "triton" (Do-Fa#) qu'on surnommait Diabolus in Musica au Moyen-Age parce qu'il évoque une ambiance malsaine. Subjectif? Oui et non, car si on demande à des personnes non musiciennes de classer les accords de la gamme par ordre de "stabilité", bizarrement on obtient toujours à peu près la même échelle:


Exemple d'accord
Nom de l'intervalleRapport des
fréquences
Stabilité
de l'accord

Do-Do (même gamme)
Unisson1 : 10.075consonance
Do-Do (un octave d'écart)
Octave1 : 20.023Graphic
Do-SolQuinte2 : 30.022
Do-Fa
Quarte3 : 40.012
Do-LaSixte majeure
3 : 50.010
Do-Mi
Tierce Majeure
4 : 50.010
Do-MibTierce Mineure
5 : 60.010
Do-Sol#
Sixièeme Majeure
5 : 80.007
Do-RéSeconde Majeure
8 : 90.006
Do-Si
Septième Majeure
8 : 150.005
Do-Sib
Septième Mineure
9 : 160.003
Do-Do#
Seconde Mineure
15 : 16
Do-Fa#
Triton32 : 45dissonance

Tout le monde s'accorde à peu près sur cette classification, quelque soit sa culture et dès la petite enfance. Et chose étrange, un accord est d'autant plus consonant que les fréquences des notes sont dans un rapport simple, avec un petit dénominateur: 1 pour l'unisson, 2 pour l'octave, 3 pour la quinte, 4 pour la quarte etc. Cette découverte zarbi sur les rapports parfaits entre musique et mathématiques remonte aux pythagoriciens (qui ne mesuraient pas les fréquences mais les longueurs des cordes sur une harpe) et a toujours fait le délice des amateurs d'ésotérisme, pythagoriciens compris.

Calcul de consonance

Comme souvent, les phénomènes les plus simples sont souvent les plus compliqués à expliquer et il fallut attendre Joseph Fourier pour comprendre cette bizarrerie arithmétique de la consonance. Grâce à lui, on sait que tout signal de fréquence f est la superposition de sons purs (on appelle ça des sinusoïdes en maths, des harmoniques en musique) de fréquences 2f, 3f, 4f etc. Par exemple le son du Do4 (au milieu de la gamme du piano) est le résultat de la combinaison des harmoniques suivantes (par ordre de contribution décroissante):
- f: la fréquence fondamentale,
- 2f: fréquence fondamentale du Do5 de l'octave supérieure,
- 3f correspondant au Sol5,
- 4f correspondant au Do6,
- 5f correspondant au Mi6 etc.

Pour faire un Do4 il faut donc donc beaucoup de Do5, pas mal de Sol5, une poignée de Do6, un peu de Mi6 etc. Le son du Do4 est donc très proche du Do5 puisque celui-ci contient la moitié des harmoniques du Do4 (2f, 4f, 6f etc.) Do4 et Do5 sont comme deux frères qui partagent la moitié du même patrimoine génétique. Pas étonnant que l'octave soit le barreau universel de toutes les échelles musicales, c'est une question de physique!
Un petit truc permet de mettre en évidence la "contribution" du Do5 dans les harmoniques du Do4 au piano: il suffit d'appuyer tout doucement sur le Do5 et de le maintenir pour libérer ses cordes sans le jouer. Quand on joue ensuite le Do4, on entend la résonance très forte entre les deux notes. C'est plus facile à montrer qu'à expliquer:


De la même manière, le Do4 partage avec le Sol5 une harmonique sur 3 (3f, 6f, 9f...). Et comme Sol4 et Sol5 sont espacés d'une octave, Do4 et Sol4 ont une harmonique sur 6 en commun. Les deux notes jouées ensemble forment une quinte, de rapport fréquentiel 2/3 et résonnent fort (mais un peu moins que l'accord d'octave). Ecoutez le Do4 joué seul, puis avec la résonance du Sol4:


Pareil pour la quarte, qui n'est guère qu'une quinte renversée: l'intervalle entre le Do4 et le Sol4 est le même qu'entre le Fa3 et le Do4. Si vous faites le calcul vous verrez que Do4 et Fa4 de rapport fréquentiel 3/4 ont en commun une harmonique sur 12. La encore, ça résonne au piano:


Voilà pourquoi la gamme majeure sonne si agréablement à l'oreille: toutes les notes de cette gamme sont des cousines harmoniques! Au point que quand on joue ensemble un do et un sol on a souvent du mal à distinguer les deux notes. A l'inverse, plus le rapport de fréquence entre deux notes est compliqué, moins elles partagent d'harmoniques et moins le son est consonant. Pas étonnant que le triton (de rapport 32/45) sonne bizarrement...

La dissonance: une histoire de battements?
C'est Helmoltz qui a mis en évidence le phénomène au XIXeme en fabricant des "résonnateurs" sphériques (à gauche, source: ici) qui amplifiaient chacun une fréquence particulière du son. L'harmonie musicale se résumait pour lui à cette histoire de plus ou moins grande superposition des harmoniques. Lorsque celles-ci ne coïncident pas, par exemple lorsque deux sons sont très proches l'un de l'autre, ils produisent des "battements" d'intensité variable, une espèce de "waouwaouwa" désagréable à l'oreille. Si vous écoutez par exemple le mélange d'une note (Do4) fixe et d'une note variant continûment de Do4 à Mi4, ça fait par moments très mal aux oreilles (le battement n'est pas perceptible avec un casque):


Le phénomène est facile à comprendre avec un petit schéma, c'est juste une histoire d'addition de sinus!
Ecoutez une harmonique pure (un son sinusoïdal à 264Hz):

Puis écoutez (sans casque) le mélange de deux harmoniques à 264Hz et 267Hz pour entendre ces fameux battements:

Helmoltz faisait l'hypothèse que notre oreille interne détecte automatiquement la fréquence fondamentale du son. Lorsque deux sons ont des fréquences fondamentales très proches, il existe donc une bande critique de fréquences où la coexistence de ces deux sons crée ces battements pénibles à l'oreille, un peu comme la gêne que l'on éprouve sous certains éclairages stroboscopiques. Sa théorie a largement été affinée depuis, mais son intuition sur les fréquences fondamentales semble exacte. On en a une preuve quotidienne quand on téléphone: la bande passante du téléphone ne laisse pas passer la fréquence fondamentale de la voix masculine et cela n'empêche pas de reconnaître son interlocuteur. Trop fort ce Helmoltz!

Les fondements neurologiques de la consonance
Revenons à nos moutons musicaux: la consonance et la dissonance semblent bel et bien obéir à des lois physiques. Et les études neurologiques montrent que notre système auditif est particulièrement sensible à ces règles: l'écoute d'un accord consonant provoque dans le nerf auditif une décharge d'impulsions tout à fait régulière. Quand on écoute une quinte parfaite, ça donne ça (extrait du podcast Radiolab):

Quand on entend un bruit désagréable, les décharges sont beaucoup plus chaotiques:



Sensibilité physiologique et sensibilité psychologique...
Cette discrimination a lieu dans les zones les plus primitives de notre cerveau et il ne faut donc pas s'étonner de retrouver cette capacité chez les chimpanzés, dont le cerveau réagit de manière tout à fait similaire à celui des humains face à des consonances et des dissonances. Même chez les chats, les accords consonants déclenchent des réactions cérébrales spécifiques! De là à penser que les animaux sont sensibles à la musique il y a un petit pas... qu'on ne doit pas forcément franchir malgré tout ce qu'on peut lire sur les vaches qui produisent plus de lait en écoutant du Mozart. Les choses sont manifestement plus compliquées que ça et nos cousins primates ne manifestent apparemment aucune préférence pour la consonance. On a par exemple observé le comportement de singes tamarins dans une cage dont une moitié diffusait des bruits totalement dissonants et l'autre des accords consonants, pour voir s'ils passaient plus de temps dans une zone que dans l'autre. Résultat totalement négatif. Même après avoir été préalablement habitués à entendre des accords consonants, les singes ne préfèrent pas la musique consonante à la cacophonie. Même des bruits atroces comme ceux d'ongles raclant un tableau noir ne leur fait ni chaud ni froid. En fait ce qu'ils aiment c'est... le silence! Bref, les animaux semblent à la fois sensibles physiologiquement et insensibles psychologiquement à la musique...

La dissonance n'a rien à voir avec la discordance!
Pour corser le tout, nos propres goûts musicaux ne sont évidemment pas seulement dictés par les lois de la physique, loin de là! L'appréciation de la dissonance est une question purement culturelle par exemple. Longtemps l'Eglise catholique a jugé l'accord de la tierce (Do-Mi) indécent, un édit papal l'a même interdit en 1329! Et à cause de sa sonorité étrange, le Sacre du Printemps de Stravinski a créé une émeute à Paris la première fois qu'on le joua en 1913... avant de devenir un triomphe l'année suivante. Comme nos goûts culinaires, nos préférences musicales se raffinent avec l'expérience. On apprend peu à peu à apprécier les saveurs aigres-douces de certaines dissonances alors qu'au contraire trop de consonances écoeurent comme une guimauve trop sucrée.

L'échelle musicale moderne - la gamme de tempérament égal- fournit la meilleure preuve de cette acculturation. Par commodité on a divisé l'octave en douze intervalles égaux (douze demi-tons régulièrement espacés d'un rapport égal à la racine douzième de 2), mais du coup aucun accord n'est complètement juste. Nous y sommes pourtant tellement habitués que les musiciens qui accordent leurs instruments entendent les vraies tierces (de rapport 4/5) comme fausses! Un vrai casse-tête je vous dis...

Reste à comprendre maintenant le rapport entre consonances, dissonances et émotion. Ce sera pour le prochain billet, promis!


Sources:
Silivia Bencivelli, Pourquoi aime-t-on la musique (Belin, 2009): un excellent bouquin paru récemment
Patrice Bailhache, L'acoustique musicale par les nombres naturels (pdf) sur les théories de Helmoltz
La conférence de Christine Petit au Collège de France en 2008, sur les bases physiologiques de l'audition.

Si l'histoire des gammes vous intéresse, je vous recommande cet excellent papier sur les rapports entre musique et nombres.


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Synapses en Do Majeur (1) pour ceux qui ont raté l'épisode précédent

L'oreille magique, avec plein d'autres illusions sonores amusantes.