mercredi 28 avril 2010

Corps en tête

On ne compte plus les films, comme "Clones" ou "Avatars", dans lesquelles les héros se réincarnent dans un autre corps très différent, tout en conservant leur personnalité et leur histoire personnelle. Derrière le fantasme technologique, on retrouve l'idée vieille comme la chrétienté d'une indépendance entre l'âme et le corps. Dans cette vision dualiste, chère à Descartes, notre corps de chair et d'os n'est qu'un véhicule matériel, qui n'influe en rien ou presque sur notre appréciation du monde et encore moins sur notre personnalité.

Les origines corporelles de l'émotion?

Darwin (encore lui!) a le premier deviné que les relations entre le corps et l'âme sont plus complexes qu'il n'y paraît. Il suffit de lire la conclusion de L'expression des émotions chez l'homme et les animaux: "Donner libre-cours à une émotion par des manifestations externes a pour effet de l'intensifier. D'un autre côté réprimer dans la mesure du possible tout signe extérieur adoucit nos émotions. Celui qui donne libre cours à un comportement violent ne fera qu'accroitre sa rage. Celui qui ne contrôle pas ses signes de peur aura encore plus peur." L'idée a été ensuite reprise et généralisée par le psychologue William James qui en a fait le pilier de sa théorie des émotions. Selon lui (et pour simplifier) on ne tremble pas parce qu'on a peur mais on a peur parce qu'on tremble; autrement dit on ne ressentirait une émotion qu'après avoir évalué ses propres réactions corporelles et non pas l'inverse comme on pourrait le croire. Ce débat a tarabusté des générations de chercheurs, d'autant que pour compliquer les choses, aucun des deux phénomènes n'est forcément conscient. Comme on l'a vu dans ce billet sur l'échange de regards, il suffit de présenter l'image subliminale de deux yeux écarquillés à quelqu'un pour provoquer chez lui une alerte émotionnelle, alors qu'il n'a pas eu le temps d'en prendre conscience.

Aujourd'hui tout le monde s'accorde à peu près à reconnaître que réactions corporelles et évaluations subjectives ("cognitives" diraient les psychologues) s'influencent mutuellement, sans que l'on puisse clairement identifier laquelle est la cause de l'autre. D'un côté les réalisateurs de films d'épouvante s'acharnent à contredire James: ils excellent à nous faire sursauter pour un rien, grâce à la tension dans laquelle ils placent le spectateur. L'évaluation de la situation joue alors directement sur l'intensité de sa réaction. Mais l'inverse est tout aussi vrai. Les malades atteints du syndrome de locked-in sont totalement paralysés à l'exception de leurs yeux et de leurs paupières -c'est l'histoire incroyable racontée dans Le scaphandre et le papillon. Ils sont parfaitement conscients mais ne semblent pas angoissés par leur condition. Damasio, LE
spécialiste mondial des émotions, explique cette étonnante sérénité par le fait que la lésion cérébrale qui cause leur paralysie, bloque en même temps tout retour d'information du corps vers le cerveau. En l'absence de cette boucle de rétro-contrôle corporel, le patient est incapable d'exprimer des réactions émotionnelles concernant son état physique.

Quelques applications pratiques...

Il y a heureusement des manières moins extrêmes de mettre en évidence les effets du corps sur notre appréciation subjective. Si l'on s'astreint à simuler la gaieté, la colère ou la tristesse avec son visage, on finit vraiment par ressentir l'émotion en question. C'est la recette de base de l'Actors Studio, mais les comédiens connaissaient l'astuce depuis les débuts du théâtre. Il suffit de relire Hamlet pour s'en convaincre (acte2, scène2):

N’est-ce pas monstrueux que ce comédien, ici, dans une pure fiction, dans le rêve d’une passion, puisse si bien soumettre son âme à sa propre pensée, que tout son visage s’enflamme sous cette influence, qu’il a les larmes aux yeux, l’effarement dans les traits, la voix brisée, et toute sa personne en harmonie de formes avec son idée? Et tout cela, pour rien!
Voilà pourquoi les psychothérapeutes recommandent de se forcer à sourire quand on est stressé ou déprimé. Essayez: ça marche très bien!

Plus étrange: une équipe de chercheurs a demandé à des participants d'indiquer s'ils appréciaient ou non une série d'idéogrammes chinois (sans signification pour eux) selon qu'ils étaient en train de fléchir les bras ou de les étendre. L'expérience a montré que l'on évalue plus positivement des idéogrammes quand on a les bras repliés - une posture associée à un rapprochement, donc à une attitude positive- que lorsqu'ils sont tendus (position associée à un évitement). Un truc à tenter la prochaine fois qu'un peintre du dimanche vous montre sa dernière croûte.

Plein le dos de ces expressions qui me hérissent le poil!
Notre langue reflète à merveille ces interactions à double-sens entre physique et mental: avoir les nerfs à vifs, la gorge serrée, les bras qui m'en tombent, être estomaqué, casser les pieds, faire chier, perdre son sang-froid, se faire de la bile ou un sang d'encre... Le mot "attitude" lui-même désigne aussi bien la posture physique que l'état d'esprit. Parmi ces images symboliques, la hauteur est associée à des émotions positives ("au sommet de sa gloire", "au top de sa forme" etc.) et la profondeur à des sentiments négatifs ("au plus bas", "déprimé", "au fond du trou"...). Dans une étude très récente, des chercheurs néerlandais se sont demandés si on pouvait prendre ces symboles pour argent comptant. Ils ont invité des volontaires à déplacer des billes soit vers le haut soit vers le bas, tout en leur demandant de raconter un souvenir positif ou négatif:



L'étude montre que les volontaires évoquent plus rapidement et plus spontanément des souvenirs positifs (un succès à un examen ou une récompense) quand ils déplacent des billes vers le haut que vers le bas et vice-versa pour des souvenirs négatifs:



Source: Casasanto & Dijkstra, Motor Action and emotional memory (Cognition 2010)

Left is beautiful... pour les gauchers

On peut évidemment se demander à quel point ce type d'influence est culturel. Xochipillette (qui est gauchère) me faisait par exemple remarquer que dans toutes les langues, la droite est toujours associée à des concepts positifs (la dextérité , le droit, la droiture etc) alors que le mot gauche est associé à la maladresse ou le malheur (sinister en latin). Injustice flagrante pour tous les gauchers dont la main gauche est adroite et la main droite très gauche, mais leur expérience quotidienne arrive-t-elle à contrebalancer deux mille ans de connotation linguistique? Pour en avoir le coeur net, les mêmes chercheurs néerlandais -dont l'histoire ne dit pas s'ils sont gauchers ou non- ont mis au point une série de tests très instructifs. On plaçait des volontaires devant une feuille blanche sur laquelle étaient dessinées deux cages, situées soit à gauche et à droite (expérience 1), soit en haut et en bas (expérience 2). On leur expliquait que le héros de l'histoire aimait particulièrement les zèbres et détestait les pandas et on leur demandait de dessiner chacun de ces animaux dans la cage qu'ils préféraient. Le but du jeu -méconnu des participants- était de savoir si les gauchers préféraient placer le "bon" animal à droite -comme le voudrait la connotation habituelle- ou à gauche -conformément à leur expérience corporelle.

Source: Daniel Casasanto, Embodiment of Abstract Concepts: Good and Bad in Right- and Left-Handers (Journal of Experimental Psychology 2009)

Le résultat est sans appel: alors que -conformément aux résultats précédents- tout le monde s'accorde à 80% pour placer le bon animal en haut plutôt qu'en bas, gauchers et droitiers attribuent des valeurs très différentes aux emplacements à droite et à gauche. 65% des droitiers placent plus volontiers le "bon" animal à droite alors que 74% des gauchers préfèrent le mettre à gauche. Manifestement la culture ne pèse pas très lourd quand elle est confrontée à l'expérience quotidienne!

Avez-vous pris votre température sociale ce matin?

De la même façon, il se pourrait qu'il faille prendre à la lettre les associations verbales entre la qualité de nos relations sociales et la température: des expressions comme "des relations chaleureuses", "une ambiance glaciale", "souffler le chaud et le froid" pourraient refléter un lien étroit entre nos sensations corporelles et nos sentiments affectifs. Une expérience étonnante a par exemple montré que porter une tasse de café chaude pendant quelques secondes suffisait à biaiser positivement l'impression que l'on se fait sur une personne que l'on rencontre pour la première fois. A l'inverse, une tasse de thé glacée influe négativement sur une telle impression. Est-ce l'effet inconsciemment recherché quand on serre la main de quelqu'un que l'on rencontre pour la première fois ou que l'on propose une tasse de café ou de thé bien chaud à des visiteurs, même en plein Sahara?

Sources:
Cacioppo, Priester, Bernston, Rudimentary determinants of attitudes. arm flexion and extension have differential effects on attitudes (1993)
Casasanto & Dijkstra, Motor Action and emotional memory (Cognition 2010)
Daniel Casasanto, Embodiment of Abstract Concepts: Good and Bad in Right- and Left-Handers (Journal of Experimental Psychology 2009)

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