mercredi 20 octobre 2010

Discriminations en cascades

  Je vous invite à faire un des tests d'association implicite (IAT test en anglais) conçus par des chercheurs en psychologie d'Harvard. Dans celui qui porte sur la préférence raciale, il s'agit par exemple de classer le plus vite possible et sans trop réfléchir une série de mots et d'images. A gauche si le mot est positif ou que l'image est celle d'un homme blanc; à droite s'il s'agit d'un mot est négatif ou de l'image d'un homme noir. Facile. Ensuite vous faites ensuite une seconde série, mais cette fois les associations sont inversées: visages blancs et mots négatifs d'un côté, visages noirs et mots positifs de l'autre. Et là, surprise... On se rend compte que l'on fait plus d'erreurs et que l'on est moins rapide quand il faut associer un visage noir avec un mot positif et un visage blanc avec un mot négatif. J'ai eu beau refaire le test, j'ai toujours obtenu le même verdict à la fin du test: "légère préférence automatique pour les personnes blanches comparativement aux personnes noires". La honte! Pour seule consolation, je suis moins biaisé que la moyenne des testeurs:
Mister Hyde, je vous ai vu!
Idem pour des tests du même genre comme celui concernant les personnes d'origine Maghrébine. Serions-nous TOUS racistes? Peut-être pas. Certes cette expérience met en évidence l'enracinement profond d'automatismes mentaux pas très glorieux. Mais les chercheurs qui ont mis au point ces tests ont surtout pour objectif de mettre en évidence les deux visages de notre intelligence. D'un côté il y a ce que l'on choisit de croire, les valeurs auxquelles ont adhère délibérément, volontairement. Bien sûr il y a des personnes racistes, mais (on espère que) la plupart des gens se défendent de tout préjugé racial. Mais cette conscience sociale n'est pas d'une grande utilité lorsqu'il faut juger d'une situation en un clin d'œil. En cas de danger par exemple, on n'a pas le temps de délibérer intérieurement, il faut choisir vite, avec des critères rudimentaires. La discrimination est alors un mécanisme naturel de notre inconscient: en associant instinctivement certains mots et certaines images à des stéréotypes elle nous permet de réagir correctement dans la plupart des situations. En contrepartie de cette réactivité, ce niveau souterrain, instinctif, n'est pas très sensible au raisonnement, ou à la morale. Il s'est forgé sur la base des préjugés ambiants, y compris les moins glorieux, sexistes ou racistes. Le laps de temps supplémentaire pour faire certaines associations mesurerait donc non pas le fond de notre pensée, mais l'effort qui nous est nécessaire pour inhiber des préjugés  non-conscients. D'ailleurs plus de la moitié des noirs américains qui ont fait le test IAT ont également manifesté une préférence automatique pour les blancs.

Ce n'est finalement pas étonnant que les hooligans se recrutent parmi des gens tout ce qu'il y a de plus normal. Les automatismes souterrains reprennent vite le dessus dès que le contrôle social se relâche ou sous l'effet de l'alcool. La foule est par nature haïssable, même si les individus qui la composent ne le sont pas. Pour en revenir au racisme, ne pas être raciste signifierait non pas être débarrassé de ses préjugés, mais être capable de les mettre volontairement en sourdine en toutes circonstances. Selon cette hypothèse, l'anti-racisme n'est pas un état, mais un contrôle permanent sur soi. Pour pouvoir se débarrasser de ses préjugés il faudrait être en permanence baigné dans un milieu social très mixte, où le quotidien démentirait sans cesse les préjugés: pas facile à mettre en pratique.

Blond is beautiful
Des psychologues américains ont montré à des enfants plusieurs personnages dessinés, différents entre eux uniquement par leur couleur de peau, et leur ont demandé lequel il préférait, quel était le plus gentil, le plus méchant etc. Ils ont pour la plupart associé les personnages noirs aux vilains et désigné les blancs comme étant plus gentils bons et beaux. Réflexe d'identification communautaire, suggérait une mère (blanche) effondrée de culpabilité? Même pas: les enfants noirs manifestent les mêmes préjugés racistes.


Puisque ni l'environnement familial, ni le réflexe communautaire ne sont en cause, il ne reste que l'environnement culturel pour comprendre cette détestable unanimité. Force est de reconnaître que la plupart des people, chefs d'entreprise, hommes politiques et autres héros médiatiques ou de fiction sont blancs. Yannick Noah, Obama et Nelson Mandela sont des contre-exemples indiscutables mais trop rares pour modifier cette tendance: les petites filles noires préfèrent les Barbies aux poupées de peau noire.

On imagine facilement le mal-être que peut provoquer ce décalage entre son idéal de beauté et sa propre couleur de peau. D'autant que cette préférence est auto-renforcée: plus on vend de poupées blondes, plus on associe blondeur et beauté et plus on vend de poupées blondes. Le stéréotype de la beauté des peaux blanches est si fort que même dans les pays où ils seraient utiles, on trouve rarement des pansements foncés destinés aux peaux noires. Notre langage a d'ailleurs cristallisé cette symbolique, puisque le "noir" est connoté négativement (une journée "noire", les heures "sombres", la magie "noire", le côté "obscur" de la force, les caisses "noires" etc.) par opposition à ce qui est blanc (marquer d'une pierre "blanche", "blanc" comme neige, etc.).

Du stéréotype à l'auto-discrimination
Le phénomène est plus dangereux qu'une simple affaire de goût. Dans les années 1990, des psychologues américains se sont livrés à une expérience particulièrement intéressante: ils ont fait passer le même test à plusieurs groupes d'étudiants américains, blancs et noirs dans différentes conditions expérimentales. En l'absence d'indication, les étudiants noirs obtenaient des résultats équivalents à ceux des blancs. Si on leur indiquait que les tests visaient à mesurer leur intelligence, leurs performances étaient nettement moins bonnes (alors que celles des étudiants blancs étaient identiques). Enfin, si on leur demandait d'indiquer leur couleur sur la copie, les performances des étudiants noirs devenaient carrément mauvaises. Selon les chercheurs, ces résultats confirment à quel point la simple perspective d'un préjugé racial peut pénaliser inconsciemment des étudiants noirs. Interrogés sur les raisons de leur échec, les étudiants en question invoquaient leur sentiment de ne pas être à la hauteur, mais jamais l'étrange impression qu'aurait pu leur causer la mention de leur couleur sur la copie.

Comment la discrimination s'entretient
Une expérimentation plus récente illustre ce phénomène d'auto-entretien des stéréotypes et des discriminations. Des étudiants ont été recrutés en 2005 dans une université américaine pour jouer par ordinateur interposé le rôle d'employeurs et d'employés. Dans le groupe désigné pour être les employés, chacun se voyait attribuer aléatoirement une couleur (vert ou violet) pour toute la durée du jeu. Chaque tour se déroulait en plusieurs phases:
- D'abord chaque employé choisit d'acheter ou non une formation. Celle-ci lui coûte de l'argent, mais lui permet de réussir plus facilement le test de pré-embauche.
- Ensuite l'employé passe un test de pré-embauche (qui consiste en un tirage aléatoire de deux dés). Il a plus de chance de réussir ce test s'il a suivi une formation.
- Enfin chaque employeur se voit proposer d'embaucher un employé (tiré au hasard) et doit faire son choix en se basant uniquement sur sa couleur et son résultat au test de pré-embauche (il ne saura s'il a été formé qu'après l'avoir éventuellement embauché).

A la fin du tour chacun fait ses comptes et les résultats statistiques sont affichés pour chaque couleur (% de formés et % d'embauchés). Un nouveau tour peut alors commencer. Le but de chaque joueur est de recevoir un maximum d'argent. Les employeurs en gagnent lorsqu'ils embauchent un employé ayant effectivement suivi une formation et ils en perdent dans le cas contraire. Les employés gagnent plus d'argent quand ils se font embaucher que lorsqu'ils se voient refuser l'embauche. Ils doivent donc décider à chaque tour si dépenser de l'argent en formation en vaut la peine ou pas.

Au premier tour, l'information sur la couleur n'est évidemment d'aucune utilité pour les employeurs qui s'appuient uniquement sur les résultats du test pour leur choix d'embauche. Il se trouve que (par hasard) les verts s'étaient légèrement plus formés que les violets. Au second tour les employeurs se mirent spontanément à privilégier l'embauche des verts sur les violets. Le phénomène s'est alors auto-renforcé: constatant qu'ils se faisaient moins recruter que les verts à performance de test égale, les violets ont plus facilement renoncé à investir dans des formations, donnant ainsi raison à la méfiance des employeurs à leur égard. A l'inverse, les verts -à quelques passagers clandestins près- ont vu croître l'intérêt de d'une formation et ont donc de plus en plus souvent investi dans celle-ci, renforçant le préjugé en leur faveur: 
Alors que les joueurs étaient apparemment rationnels et la situation de départ parfaitement équitable, il s'est instauré spontanément à la fois une discrimination à l'embauche et un comportement stéréotypé des employés en fonction de la couleur des joueurs (bien sûr, selon les expériences, les privilégiés furent tantôt les verts, tantôt les violets). Difficile, une fois établis de tels stéréotypes de briser le cercle vicieux de la discrimination! Pour avoir la moindre chance d'y parvenir, il faudrait à la fois lutter contre les discriminations, faciliter le succès des plus méritants au sein des populations discriminés, mais surtout multiplier les success-stories auxquelles elles puissent s'identifier. Tout un programme!

Cette tendance arbitraire et spontanée à la discrimination m'évoque une nouvelle fois le générateur à eau de Kelvin (décrit dans ce billet). Dans ce dispositif, il y a non pas deux populations mais deux récipients équivalents au départ. Très vite, l'un d'eux se charge positivement et l'autre négativement sans qu'on puisse prédire à l'avance le signe de chaque récipient: encore une histoire de symétrie qui se brise spontanée de manière surprenante. Après les cascades électriques et évolutives, voilà les cascades sociales!

Sources:
Le site de Harvard sur les associations implicites
L'émission de CNN "Black or White "kids on race" disponible sur YouTube (en anglais)
Steele et Aronson: Stereotype threat and the intellectual test performance of African American (1995)
Fryer et al: Experience-Based Discrimination: Classroom Games (2005)

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