jeudi 10 février 2011

T'oublies or not to be

L’oubli nous évoque un phénomène inévitable, une sorte de dégradation naturelle de la mémoire comme l’érosion qui effacerait des traces sur le sable. Alors que la mémoire semble être le propre du vivant, un courageux effort contre-nature, on associe plutôt l’oubli au monde de l’inerte, à la nature qui reprend ses droits après la mort. L’analogie est tentante mais trompeuse. Je vous avais déjà raconté dans ce précédent billet sur les trous de mémoire combien l’oubli est un processus plus subtil que ça. Non seulement on peut oublier sur commande mais surtout l’oubli nous est bien utile pour s’adapter au changement, nous évitant le blanc devant le distributeur de billets lorsque notre code confidentiel a changé. Au hasard de mes lectures j’ai découvert bien d’autres cas où l’oubli s’avère être un auxiliaire à la fois discret et précieux de notre mémoire...




Le Babel des babils
Avant les années 1970, on pensait qu’un bébé apprenait sa langue maternelle à partir d’une page blanche, et que ce n’était qu’à force d'entraînement que son oreille parvenait à reconnaître tel ou tel son. Or on s’est rendu compte que dès l’âge de un mois un bébé sait distinguer des sons très proches comme “ba” ou “pa”. Et puis, en 1985: on a découvert qu’à six mois des bébés anglais pouvaient faire la différence entre des phonèmes étrangers (le Ta ‘rétroflexe’ et le ta ‘non rétroflexe’ en Hindi, ou deux phonèmes ki/qi tout aussi exotiques en langue Salish) qu’un adulte ne sait même pas distinguer! Cette capacité diminue avec l’âge et disparaît vers 12 mois: l’inverse exact de ce à quoi on s’attendait:
 

Contrairement à ce que l’on aurait pu croire, un bébé naîtrait donc avec une capacité innée à distinguer une très large gamme de phonèmes, une espèce de grammaire universelle, commune à toutes les langues. L’apprentissage d’une langue maternelle le contraint paradoxalement à “oublier” tous les sons non-significatifs afin de mieux se focaliser sur ceux qui sont pertinents. A six mois les voyelles non usuelles passent à la trappe et à un an c’est le tour des consonnes. Peu à peu les subtilités des autres langues disparaissent de son oreille et sa petite tour de Babel intérieure se volatilise progressivement. Une fois adultes les espagnols ne distinguent pas un v d’un b ou un u d’un ou, que les français n’entendent rien aux différents r hollandais, que les japonais confondent l et r, que les allemands ne font pas la différence entre b et p, s et z etc. Le mot “barbare”ne désignait-il pas pour les Grecs tous ceux qui s’exprimaient par onomatopées “bar-bar-bar”?

Ils se ressemblent tous!
Le même phénomène de désapprentissage est à l’oeuvre pour ce qui concerne la reconnaissance des visages.
Les visages utilisés dans le test (source ici)
Pourquoi confondons-nous les visages des Asiatiques ou des Africains? Cette difficulté à reconnaître les faciès des autres ethnies n’est pas liée à nos préjugés ou à notre mauvaise volonté car on la retrouve chez tous les peuples: pour un chinois, tous les visages européens sont identiques. Or cette indiscrimination n’est pas innée: les nourrissons de trois mois sont tout à fait doués pour distinguer les traits d’une grande variété de visages africains, chinois, européens ou du Proche-Orient. A mesure qu’ils grandissent, les bébés se focalisent sur les types de visages auxquels ils sont fréquemment exposés et ils perdent leur capacité à différencier les autres ethnies. A neuf mois les enfants sont devenus incapables de distinguer des visages qui ne sont pas européens. Cet étrange désapprentissage serait le prix à payer pour reconnaître très rapidement les membres de sa propre ethnie et y focaliser ses capacités d’identification. Comme pour les langues étrangères dont on n’arrive plus à percevoir les subtilités, on range mentalement les visages des autres ethnies dans la catégorie “pas de chez moi”, sans pouvoir les distinguer les uns des autres.

Oublier la symétrie gauche-droite pour pouvoir lire
L'écriture en miroir (source ici)
Nous sommes câblés pour assimiler un objet à son image dans un miroir car à part le croissant de lune dont l’orientation indique si elle est croissante ou décroissante, la plupart des objets naturels se présentent indifféremment sous leur profil droit ou gauche. C’est la raison qu’avance Stanislas Dehaene pour expliquer pourquoi les enfants qui apprennent à écrire ont souvent tendance à tracer leurs lettres à l’envers, comme dans un miroir, et confondant les b et les d, les p et les q. Pour apprendre à lire et à écrire il faut donc là aussi désapprendre à considérer comme équivalents la gauche et la droite...

Oublier, ça s’apprend!
Apprendre à vivre c’est aussi pouvoir surmonter ses peurs et ses angoisses, savoir oublier un aboiement effrayant, un chagrin d’amour ou une grosse frayeur à vélo. La manière dont un souvenir s’atténue dans notre mémoire est là encore assez différent de ce qu’on pourrait imaginer intuitivement.
(source ici)
Si vous entraînez un rat à avoir peur d’un son particulier en lui administrant un petit choc électrique chaque fois qu’il l’entend, vous pouvez assez facilement le “déconditionner” en l’exposant au son sans le choc, ou mieux en y associant de la nourriture. Au bout d’un moment, le son n’effraie plus notre ami le rat. Le conditionnement initial a-t-il été oublié? Pas du tout bien sûr: il revient au galop si longtemps après vous associez à nouveau un choc électric au son. Le conditionnement était simplement masqué, prêt à reprendre du service à la moindre alerte. L’observation de son petit cerveau confirme qu’après déconditionnement la peur originale est toujours bien présente (dans l’amygdale cérébrale, vous vous souvenez? On en avait parlé dans ce billet), mais qu’elle est inhibée par une autre zone du cerveau (le cortex préfontal). Ce qu’on prend pour de l’oubli est en réalité un nouvel apprentissage qui réfrène le premier comportement réflexe. D’ailleurs, en cas de lésion dans cette aire préfrontale, l’animal reste tout à fait capable d’apprendre une  nouvelle peur conditionnée, mais il est beaucoup plus difficile à déconditionner.

Pareil chez nous, les humains: on n’oublie pas une expérience traumatisante en effaçant ses traces de notre tête comme si c’était une ardoise. Un tel souvenir ne s’oublie pas, il s’apprivoise tout au plus. Pour qu’il perde un peu de sa charge émotionnelle et cesse de nous griffer, il faut apprendre à lui associer d’autres expériences positives ou neutres: remonter en selle tout de suite après sa chute, revenir sur les lieux d’un drame personnel, parler de ce qui nous a blessé etc. Bon, je ne me moquerai plus de ces fameuses “cellules d’aide psychologique” qu’on déploie de toute urgence dès qu’il y a une catastrophe quelque part...

Pas évident d’oublier dans le fond de son cerveau...
Vous avez sans doute déjà joué à essayer de deviner l’objet qu’on a retiré d’une pièce ou d’une table que vous aviez bien observée au préalable? Et bien même si vous ne connaissez pas la réponse, vos yeux se poseront inconsciemment plus longtemps à l’endroit de l’objet manquant. On a fait l’expérience avec des volontaires à qui
(source ici)
l’on a présenté 216 photos montrant des visages devant un paysage. Ensuite on demandait aux participants de choisir parmi trois visages, lequel ils avaient vu face à ce paysage. Pendant qu’ils réfléchissaient, les chercheurs ont analysé la direction de leur regard et ont découvert que lorsqu’ils regardaient au bon endroit, leur hippocampe (la petite zone du cerveau en charge de la mémoire) s’activait pile à ce moment précis, même s’ils optaient finalement pour un mauvais choix par la suite. Ils en ont conclu que le souvenir était bien présent physiologiquement, mais insuffisamment fort pour réveiller la conscience et faire le bon choix.

Oublier signifierait donc tantôt masquer, inhiber un souvenir, tantôt en perdre l’accès à la conscience. De la même façon “qu’effacer” un fichier informatique ne signifie pas gommer chacun des bits qui le compose mais supprimer l’index qui permet de les retrouver et de les mettre dans le bon ordre. Tout comme les experts arrivent à récupérer certains fichiers effacés par erreur ou malveillance, il arrive qu’une stimulation profonde de certaines zones du cerveau fasse ressurgir puissamment un souvenir qu’on avait complètement oublié. Drôle de bestiole décidément que l’oubli: il se niche là chez les nourrissons, lorsqu’on penserait qu’il n’y a rien à oublier et il se dérobe là où la mémoire semble justement faire défaut. Homer Simpson, grand connaisseur de l’âme humaine, avait raison: l’oubli est indispensable pour apprendre:



Billets connexes
Les absences sont toujours raison: sur les trous de mémoire
L’homme version bêta: de la technologie et de l’homme: qui fabrique qui?
Regards croisés: ce qui se passe quand on se regarde les yeux dans les yeux...