dimanche 19 juin 2011

L'imagination incarnée

Je vous ai raconté dans des billets précédents l’intime relation qui existe entre nos sensations physiques et nos jugements intellectuels ou émotionnels sur le monde qui nous entoure. Heureusement qu’il existe des moments où l’esprit échappe à la tyrannie du corps. L’esprit libre, quand je glandouille dans mon lit le dimanche matin et que mes pensées flottent librement. Mais notre imagination peut-elle vraiment se détacher de notre enveloppe charnelle? Sans doute beaucoup moins qu’on ne pourrait le croire...


Simulation ou stimulation?
Essayez de penser au son de la lettre B en formant un O avec les lèvres. Il paraît que c’est plus difficile que si vous aviez la bouche fermée. Marc Jeannerod[1] explique cette bizarrerie par le fait que B étant une consonne labiale, on se représente  mentalement sa prononciation en activant les neurones qui commandent le pincement des lèvres. Garder la bouche ouverte contrarie donc (légèrement) notre facilité à imaginer ce genre de son. Selon cette hypothèse, penser à une action mobiliserait les mêmes neurones que si l’on exécutait l’action pour de bon. La seule différence c’est qu’on garde le pied sur l’embrayage pendant qu’on stimule les neurones de l’action en question. Tiens! Revoici l’idée qu’une inhibition mentale est diablement féconde, puisque dans le cas présent, elle est la recette même de nos facultés d’imagination. 


Mais en l'occurrence l’inhibition reste partielle. Avant une compétition par exemple, le rythme cardiaque des athlètes augmente à la seule pensée de la course à laquelle ils se préparent mentalement. On a pu mesurer ce phénomène assez précisément, en entraînant d’abord des volontaires à courir sur un tapis roulant puis en leur demandant d’imaginer qu’ils courent dessus à différentes vitesses (le bruit du tapis roulant leur servant de guide). Leur rythme respiratoire s’accélère proportionnellement à l’effort imaginé!

(source: ici)
Un groupe de contrôle permet de vérifier que le seul bruit du tapis roulant n’influence pas le rythme respiratoire lorsqu’on n’a pas donné de consigne particulière aux sujets. 


Les vertus de l’entraînement mental
L’imagination et l’exécution d’une action seraient donc des activités très semblables, à tel point que l’on peut substituer en grande partie l’entraînement mental à la pratique réelle. Pour s’en convaincre, une équipe de chercheurs français a comparé en 2007 l’efficacité des deux méthodes pour l’apprentissage d’une tâche réclamant de la dextérité. Leur expérience a montré que répéter mentalement une tâche physique améliore considérablement son exécution dans la vraie vie. Et une répétition mentale intensive (courbes jaunes et vertes dans le graphe ci-dessous) peut même s’avérer plus efficace que l’entraînement physique à cette tâche (la courbe rouge)!
(adapté de Allami &al -> pdf. Cliquez pour aggrandir l’image)

Comme souvent, les chercheurs n’ont fait là que redécouvrir ce que les grands artistes ou les sportifs savent depuis longtemps: les skieurs professionnels se préparent à leur compétition en répétant mentalement leur descente; et le “pianiste” de Polanski, privé d’instrument pendant la guerre, réussit à maintenir intacte sa dextérité en jouant mentalement la première ballade de Chopin sur un piano imaginaire. Jeannerod raconte même l’histoire d’une cantatrice qui préférait répéter dans sa tête les jours précédant un concert: selon elle, c’était tout aussi efficace et au moins elle ne s’abîmait pas la voix!


L’image, le sens et la sensation
Puisque imaginer une action stimule manifestement les neurones de l’action, on peut se demander si l’évocation mentale d’une image, d’un son ou d’une odeur ne stimule pas elle aussi les circuits cérébraux des perceptions sensorielles correspondantes. C’est exactement ce que montre plusieurs expériences récentes faisant appel à l’imagerie cérébrale. Pensez à un mot comme “ascenseur” ou “téléphone” et les circuits neuronaux associées à l’audition s’activent automatiquement dans votre cerveau  (cf cet article); lisez ou écoutez le mot “cannelle” ou “ail” réveille les neurones de votre odorat (voir cet autre article). La représentation mentale du monde, que ce soit sous forme de mots, d’images ou de concepts semble indissociable des perceptions sensorielles ou motrices qui vont avec. Pour vous en convaincre vous pouvez par exemple essayer d’imaginer quelqu’un que vous connaissez bien parler avec une autre voix que la sienne. Ou d’écouter sa voix (au téléphone par exemple) en l’associant à un autre visage: vous verrez que ça n’a rien d’évident! Imaginer c’est bien (re)vivre sensoriellement une expérience physique possible. De la même façon qu’évoquer  un souvenir passe par sa refabrication et sa remémorisation. Petite divagation personnelle: ne peut-on pas en déduire que le sens est nécessairement sensation et qu’il y a moins de différence qu’on ne le croit entre signifiant (le mot, l’image mentale, bref l’emballage conceptuel) et signifié (la perception, l’action, la sensation, bref le vécu physiologique)?

L’imagination bridée par le corps
Le revers de la médaille, c’est que cette association entre corps et représentation mentale relation limite notre imagination à nos capacités physiologiques. On peut facilement s’imaginer en train de voler au mépris des lois de la gravité, mais il est manifestement plus difficile de s’affranchir par la pensée des lois de notre propre corps.
Antonio Damasio [2] rapporte par exemple que les personnes “corticalement aveugles” à la suite d’un accident cérébral, “ne parviennent plus à former des images visuelles détaillées, pas seulement au cours de la perception, mais pour se remémorer aussi.” Lorsqu’on demande à une personne souffrant d’héminégligence gauche (c’est-à-dire ayant perdu la capacité de voir ce qui se passe dans la partie gauche de son champ visuel) de citer toutes les villes de France qu’elle pourrait voir si elle se trouvait à Montpellier, elle ne cite spontanément que les celles qui sont à l’Est de Montpellier:

(source: ici)
De la même façon, certaines lésions cérébrales peuvent faire perdre la vision des couleurs. Comme l’explique Damasio, “les patients voient le monde en noir et blanc, par nuances de gris. Et ils sont incapables “d’imaginer” en pensée des couleurs. Ils savent parfaitement que la couleur du sang est le rouge, mais ils ne peuvent pas plus se le figurer en pensée que le voir quand ils regardent un jeton coloré en rouge.” 


Quelle différence entre le réel et sa représentation mentale?
La question n’est donc peut-être pas tant de savoir comment on fait pour imaginer des trucs que de comprendre comment on arrive à différencier ce qu’on imagine de ce qu’on perçoit réellement. Pourquoi ne confond-on pas une chanson qu’on entend vraiment avec celle qui nous trotte dans la tête puisque les deux font appel plus ou moins aux mêmes neurones?

Il me semble d’abord qu’on distingue l’image mentale de l’image réelle au fait qu’elle est manipulable à volonté, contrairement à la perception externe. Vous pouvez monter ou diminuer le volume d’une chanson dans votre tête et même accélérer son tempo sans changer la hauteur du son (ce qui serait impossible sur une chanson réelle) alors que la perception du monde extérieur échappe à votre contrôle. La représentation est certes une “re-présentation” d’un stimulus sensoriel, mais c’est vous qui décidez de quand et comment cette stimulation se présente. L’état de conscience est donc le seul arbitre intérieur capable de distinguer l’imaginaire du réel. C’est sans doute pour cela qu’il faut être endormi ou dans un état de conscience altérée pour confondre ses rêves avec la réalité.

La sensation simulée par l’imagination est aussi plus atténuée que la sensation réelle. Notre cerveau anticipe les perceptions sensorielles auto-produites et les étouffe systématiquement. C’est pour cette raison qu’on ne peut pas se chatouiller soi-même, qu’on ne s’entend pas toujours parler fort, qu’on n’est pas gêné visuellement lorsqu’on cille et qu’on ne s’entend pas toujours ronfler (enfin moi non en tout cas!). Les hallucinations des personnes atteintes de schizophrénie s’expliquent peut-être par le fait qu’elles ont justement du mal à anticiper les sensations que leurs actions produisent. Mais au fait, les schizophrènes s’entendent-ils ronfler?


Sources:
[1] Marc Jeannerod: Le cerveau volontaire
[2] Antonio Damasio: l'Autre moi-même


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